Cisjordanie : les palmiers de la discorde
Le plan de paix dévoilé par le président Trump le 28 janvier 2020 propose l’annexion de la plus grande partie de la vallée du Jourdain par Israël. Les réactions se sont surtout focalisées sur la négation du droit international qui se trouve au cœur de ce document (rappelons que l’occupation militaire israélienne de la Cisjordanie a été condamnée par plusieurs résolutions des Nations unies).
Julie Trottier, Université de Montpellier
Mais il importe également de considérer le contexte économique : si le plan de Trump est aujourd’hui envisageable, c’est en bonne partie dû à la transformation agricole que la vallée du Jourdain a connue au cours de ces dernières années.
Israël occupa la Cisjordanie lors de la guerre de 1967. La Knesset adopta le 30 juillet 1980 une loi fondamentale annexant Jérusalem sans pour autant attribuer la nationalité israélienne à ses résidents. La carte publiée par le plan de paix de Donald Trump propose l’annexion par Israël de la partie de la Cisjordanie la moins peuplée par les Palestiniens. Cette disposition permet d’annexer la terre sans incorporer une population non juive dans l’État d’Israël.
L’avènement de la culture de palmiers dattiers de la variété medjoul joue un rôle clé dans ce processus, car cette transformation agricole vide la vallée du Jourdain de ses habitants palestiniens depuis plusieurs années. Un rappel historique s’impose pour en expliquer les raisons.
L’expansion des palmiers medjoul
Les grandes familles de Jérusalem, Bethléem et Naplouse avaient acheté des terres dans la vallée du Jourdain à partir de la fin du XIXe siècle. Peu peuplée avant la guerre de 1948, la vallée connut un soudain accroissement démographique avec l’arrivée de réfugiés palestiniens suite à la guerre d’indépendance israélienne. Ils fournirent une main-d’œuvre abondante aux propriétaires dont les terres étaient irriguées par les sources Ein Sultan, Al Auja et Fassayil.
Après 1949, la vallée connut donc une situation où de nombreux propriétaires absents employaient une main-d’œuvre agricole qui vivait sur leurs terres. Le métayage devint rapidement la forme principale de tenure foncière. Autrement dit, le plus souvent, les agriculteurs ne possédaient pas la terre qu’ils cultivaient et sur laquelle ils vivaient. Ils partageaient les revenus des récoltes moitié-moitié avec le propriétaire de la terre, un système appelé « nos-nos » par les Palestiniens.
L’occupation de 1967 déclencha le départ de nombreux réfugiés vers la Jordanie, mais le métayage persista comme principale forme de tenure foncière dans la vallée du Jourdain, un phénomène distinct du reste de la Cisjordanie. Les colons israéliens qui s’installèrent dans la vallée introduisirent le palmier dattier medjoul. Cette variété de datte ne pousse que dans un climat extrêmement sec et chaud. La vallée du Jourdain lui convient à merveille. La demande globale pour cette datte charnue est si forte que son prix demeure inélastique face à l’accroissement de la production. Les agriculteurs palestiniens emboîtèrent le pas aux colons à partir de la fin des années 1990. Depuis, l’essor des palmiers dattiers continue. Nos recherches ont démontré qu’en 1999, 524 hectares étaient recouverts de dattiers cultivés par les colonies et 25 hectares par des Palestiniens. En 2016, ces superficies étaient passées respectivement à 2 560 hectares et 1 584 hectares.
La question de l’eau
Agronomes et économistes approuvent généralement cette transformation agricole. Du côté palestinien, la moitié de la superficie cultivée en dattiers en 2016 avait préalablement constitué une étendue désertique tandis que l’autre moitié avait été cultivée surtout pour le marché local. Ces cultures, du maraîchage, des céréales et des bananes, généraient peu de devises étrangères. Les dattes medjoul, en revanche, s’exportent avec une très forte valeur ajoutée. Leur apport au PIB est incomparable avec celui des cultures précédentes. Par ailleurs, un dattier requiert peu d’eau pour son évapotranspiration, environ un tiers de ce que requiert un bananier. Les dattiers tolèrent une eau d’irrigation relativement salée. Dans un environnement aride, ils semblent a priori l’assolement idéal.
L’État israélien développa des infrastructures pour acheminer l’eau usée depuis la région de Jérusalem, Ma’ale Adumim et Bethléem vers une série de réservoirs et stations d’épuration disséminés le long de la vallée du Jourdain. Les colonies irriguent entièrement leurs dattiers avec cette eau usée. En revanche, les agriculteurs palestiniens, à l’exception de quelques hectares à Jéricho, irriguent leurs dattiers en puisant l’eau souterraine. L’évolution démographique de la région signifie que l’approvisionnement en eau usée augmentera à l’avenir. Par contre, l’eau souterraine est de plus en plus salée. L’incertitude concernant l’avenir de leur approvisionnement en eau constitue le plus grand risque auquel les investisseurs palestiniens font face.
Les intérêts des entreprises agricoles palestiniennes
Côté palestinien, l’expansion des palmiers dattiers est surtout menée par des agribusiness dont les cadres habitent Rawabi, Ramallah ou Jérusalem, loin de la vallée du Jourdain. Cette élite a souvent fait ses études dans les meilleures universités américaines et parle le langage de l’élite globalisée. Ces cadres réclament aux bailleurs de fonds européens des projets de réutilisation des eaux usées dans la vallée du Jourdain similaires à ceux développés par Israël pour les colons.
Simultanément, ils comprennent que la solution la moins coûteuse et la plus fiable d’un point de vue technique serait de se connecter au réseau d’eaux usées israélien. Doit-on s’étonner si les hommes d’affaires palestiniens étaient invités par les États-Unis à la conférence tenue à Bahraïn du 25 au 27 juin 2019 ? Les États-Unis n’ont pas discuté de leur plan avec l’Autorité palestinienne mais ils ont cherché à s’allier les élites économiques palestiniennes. Leur projet économique spécifie qu’il vise à « augmenter la capacité des agriculteurs palestiniens à déplacer leurs efforts vers des assolements de plus grande valeur et leur donner l’opportunité d’utiliser des techniques agricoles modernes ». Les projets prévus par ce plan, comme les entrepôts frigorifiques, les réseaux d’eaux usées et les « connections critiques » sont clairement orientés pour soutenir les agribusiness palestiniennes de palmiers dattiers.
Les effets négatifs de la transformation agricole
Nos recherches ont démontré plusieurs effets délétères de l’avènement des palmiers dattiers. Alors qu’ils sont perçus comme un moyen de diminuer la consommation d’eau en agriculture, ils ont eu l’effet opposé. D’une part ils requièrent plus d’eau que le minimum requis pour leur évapotranspiration. Ils doivent être aspergés contre la moisissure en février par exemple. D’autre part, les palmiers plantés sur une terre auparavant non irriguée ont généré une demande en eau nouvelle. Enfin, irriguer en goutte à goutte dans une zone où il pleut très peu entraîne la salinisation du sol qui n’est jamais lessivé. À terme, ceci aboutit à rendre la terre stérile. Ceci ne gêne pas les agribusiness qui n’achètent pas leurs terres mais préfèrent les louer pour une durée de 40 ans.
Beaucoup plus crucial, cependant, est l’impact des dattiers sur les métayers. Les agribusiness qui introduisent les dattiers congédient les métayers. Elles embauchent des travailleurs saisonniers deux mois par année lors de la récolte. Les agribusiness clôturent leurs parcelles, empêchant ainsi l’accès à des adventices comme la khubbezeh, une variété de mauve extrêmement nourrissante qui garantit la sécurité alimentaire des pauvres. Personne ne peut plus habiter sur les terres clôturées. Auparavant, les métayers vivaient sur les terres qu’ils cultivaient. Ils étaient autosuffisants pour leur alimentation. Le passage à des travailleurs saisonniers fait donc perdre aux métayers leur sécurité alimentaire, leur sécurité d’emploi et leur sécurité d’habitation. Nos recherches ont démontré qu’entre 1999 et 2016, un minimum de 7 567 membres de familles de métayers avaient ainsi été déplacés par les palmiers dattiers, une population importante eu égard aux 51 410 habitants des deux gouvernorats où les dattiers sont cultivés. L’expansion accélérée des dattiers depuis 2016 a accru ce phénomène.
Chassés de leurs habitations, sans activité économique pendant dix mois de l’année, les métayers et leurs familles sont déplacés de la vallée par un processus économique de transformation agricole mené par des agribusiness palestiniennes en partie soutenues par les bailleurs européens. Vidée de ses habitants palestiniens, la vallée du Jourdain devient un espace propice à l’annexion par Israël qui peut ainsi intégrer la terre sans intégrer une population non juive.
Julie Trottier, Directrice de Recherche au CNRS, spécialiste des territoires palestiniens, ART-Dev, UMR 5281, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.