Consommation : dans le Grand-Est, la crise a changé les habitudes des frontaliers
Espace de coopération transfrontalière au cœur de l’Europe, la Grande Région se compose de plusieurs entités territoriales appartenant à quatre pays, l’Allemagne, la Belgique, la France et le Luxembourg. Ce grand espace transfrontalier se caractérise par plusieurs flux majeurs de travail frontalier dont le Luxembourg et la Sarre sont les principaux destinataires, et la Lorraine le principal « fournisseur ».
Béatrice Siadou-Martin, Université de Montpellier; Colette Grandmontagne, Université de Lorraine; Hélène Yildiz, Université de Lorraine; Mathias Boquet, Université de Lorraine; Nicolas Dorkel, Université de Lorraine et Rachid Belkacem, Université de Lorraine
Ces frontières belgo-franco-germano-luxembourgeoises sont caractérisées par des flux de travailleurs frontaliers très importants et en croissance. À lui seul, le Luxembourg attire plus de la moitié des travailleurs frontaliers de la Grande Région. L’agglomération de Luxembourg-Ville est la première destination des frontaliers résidant en France, devant celle de Genève. Aux Français travaillant au Grand-Duché, s’ajoutent les Belges et les Allemands. Ainsi, les travailleurs frontaliers représentent près de 44 % de la population active luxembourgeoise.
Mi-mars, la fermeture temporaire des frontières ou l’instauration de contrôles aux frontières sont venues perturber la vie quotidienne des habitants frontaliers, aussi bien au niveau de l’emploi que dans leur consommation qui détermine également les motifs de déplacement : alimentation, vêtements, loisirs, équipement, etc. Au Luxembourg, le télétravail massif a par exemple fait ressentir de manière criante aux différents commerces combien ces salariés tenaient une part importante dans leurs chiffres d’affaires.
Une consommation relocalisée
Notre enquête réalisée pendant le confinement de mars-avril 2020 montre en effet qu’habituellement, les ménages du Grand-Est résidant à moins de 25 km d’une frontière sont 25 % à faire régulièrement des achats à l’étranger pour des biens de première nécessité, et 31 % occasionnellement.
Parmi ces ménages, si 14 % et 32 % ne déclarent pas ou déclarent un impact faible sur leur consommation, 35 % et 18 % des répondants déclarent respectivement un impact modéré et fort.
L’intensité de l’impact est par ailleurs liée à la distance à la frontière. Ceux qui reconnaissent avoir été fortement impactés résident en moyenne à 7,6 km de la frontière contre 12,6 km pour ceux déclarant ne pas avoir été impactés.
Mais surtout, le télétravail, généralisé et fortement suivi pendant le confinement du printemps, a conduit les individus à relocaliser leurs lieux d’achat à proximité de leur domicile, notamment quand cela était possible avec une offre de proximité suffisante. Les différentes formes de la consommation des transfrontaliers sont impactées puisque les achats opportunistes, tout comme ceux liés, à des déplacements organisés ont diminué avec le flux de travailleurs.
Entre rupture et opportunité
En effet, franchir la frontière pour le travail conduit nécessairement ces travailleurs à réaliser des achats d’opportunité, qui ont pour caractéristique de faciliter leur approvisionnement. La littérature marketing montre que les consommateurs inscrivent leurs achats dans leur parcours de vie : acheter son pain sur son trajet emploi-domicile, profiter d’une démarche administrative pour se rendre dans une boutique d’habillement, etc.
En outre, si les achats de produits différemment taxés de l’un et l’autre côté de la frontière répondent à des logiques d’optimisation du budget, des achats répondant à des logiques hédoniques (les vêtements, les loisirs) ou à des démarches réfléchies (la voiture, l’électroménager) mettent en exergue des critères de qualité ou de complémentarité de l’offre. Le consommateur n’hésite alors pas à mettre en concurrence les points de vente situés de part et d’autre de la frontière. Et ceci, sans compter sur l’évasion commerciale due à la digitalisation…
Entre rupture et opportunité, du point de vue du commerce, la frontière offrait donc jusqu’à présent un terrain de jeu propice au déploiement de diverses stratégies de consommation. Les stratégies d’implantation des professionnels s’appuyaient de leur côté sur des critères de flux et plus seulement, sur des critères de stocks d’habitants dans la zone de chalandise. Mais si les tendances liées à la consommation de proximité s’installent à la faveur de la crise, cette fonction pourrait partiellement s’estomper.
Béatrice Siadou-Martin, Professeur des universités en sciences de gestion, Université de Montpellier; Colette Grandmontagne, Maître de conférences, Université de Lorraine; Hélène Yildiz, Maître de Conférences HDR Sciences de Gestion, Université de Lorraine; Mathias Boquet, Associate professor, Université de Lorraine; Nicolas Dorkel, Ingénieur d’études en analyse spatiale, Université de Lorraine et Rachid Belkacem, Maître de conférences en sociologie, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.