Coopétition : trois principes pour manager les tensions
Pas une semaine ne passe sans que des entreprises concurrentes annoncent une coopération sur certaines de leurs activités, tout en restant en concurrence.
Anne-Sophie Fernandez, Université de Montpellier et Paul Chiambaretto, Montpellier Business School – UGEI
Ainsi en septembre 2019, à la surprise générale, Canal+ annonçait un accord avec Netflix, son pire ennemi dans la distribution de vidéo à la demande. Fin novembre 2019, c’était au tour de L’Or et de Nespresso, concurrents acharnés sur la vente de café, d’annoncer une alliance sur le recyclage de leurs capsules.
Ces stratégies, relativement contre-intuitives, portent le nom de stratégies de coopétition et présentent de nombreux bénéfices. Elles permettent par exemple d’accéder à des technologies complémentaires pour créer de nouveaux produits ou à des canaux de distribution supplémentaires pour se développer sur de nouveaux marchés. La coopétition permet également de réduire les coûts de développement et de partager les risques financiers entre les partenaires-concurrents.
Mais coopérer avec un concurrent n’est pas toujours aisé est tous les accords de coopétition n’aboutissent pas toujours à une situation gagnant-gagnant. En effet, cette stratégie comporte également un certain nombre de risques. Si les tensions sont trop fortes, elles peuvent détruire toute la valeur créée par la coopétition aboutissant soit à une situation gagnant-perdant ou, pire, à une situation de perdant-perdant. Mais la réussite ou l’échec d’une relation n’est pas une question de hasard : elle tient principalement à la capacité des « coopétiteurs » à gérer ces tensions et ces risques.
Le risque du « passager clandestin »
La principale source de risque auquel les « coopétiteurs » sont exposés provient de la tentation que peuvent avoir les entreprises d’agir de manière opportuniste, c’est-à-dire de trahir leur partenaire.
Le risque d’opportunisme est inhérent à toute relation de coopération entre organisations, mais il est d’autant plus fort lorsque la relation implique des concurrents comme dans la coopétition. En effet, lorsque deux concurrents coopèrent ensemble, ils peuvent être tentés de limiter leur niveau de coopération au minimum, c’est-à-dire de jouer les « passagers clandestins », tout en essayant de capter le maximum de bénéfices de la coopération.
Cette approche consiste à utiliser la coopétition comme un moyen d’affaiblir ou de surpasser son concurrent. En parallèle, les coopétiteurs ont également conscience que, bien que concurrents, ils doivent coopérer pour innover, maintenir leur compétitivité ou se développer sur de nouveaux marchés. Les coopétiteurs vont donc accepter le risque d’opportunisme pour obtenir des bénéfices supérieurs, mais ce risque d’opportunisme va se traduire par de multiples tensions et ce à différents niveaux.
Des tensions coopétitives à tous les niveaux
Au niveau organisationnel, la principale tension coopétitive provient du dilemme entre création et appropriation de la valeur. Prenons l’exemple d’hôtels concurrents dans une station de ski qui décident de collaborer pour lancer une grande campagne de communication pour attirer les touristes dans cette station. Chaque hôtel doit consacrer une partie de son budget à cette campagne de communication pour la station. Plus les hôtels y consacrent un budget élevé, plus la campagne de communication sera efficace et plus le nombre de touristes dans la station (et donc la valeur créée) sera élevé. Mais en même temps, chaque hôtel a intérêt à limiter son engagement dans cette campagne « commune » pour garder suffisamment de budget pour faire la communication de son propre hôtel et avoir une part de marché plus élevée dans la station de ski. Cet arbitrage sur l’affectation des budgets, employés et ressources dans la création ou l’appropriation de valeur est au cœur de la coopétition et représente une tension cruciale.
Au niveau opérationnel, de nouvelles tensions coopétitives apparaissent, par exemple concernant la répartition des tâches. Qui fait quoi ? Selon quels critères ? Faut-il répartir les tâches en fonction de leur importance stratégique ou en fonction de leur importance financière ?
D’autres tensions peuvent en outre apparaître en lien avec le partage et la protection de l’information. Dans le cadre du programme Yahsat (un projet de satellites de communication aux Émirats), EADS (aujourd’hui Airbus) et Thalès, deux entreprises concurrentes, ont dû coopérer pour remporter l’appel d’offres en 2007. Pour mener à bien ce projet, elles devaient partager des informations stratégiques, techniques et financières, faute de quoi le projet ne pouvait pas réussir. Mais en même temps, ces informations partagées pouvaient être utilisées par leur partenaire-concurrent sur d’autres appels d’offres pour des satellites où ils allaient se retrouver en concurrence. Comment donc savoir quelle information partager ou garder pour soi ?
Enfin, au niveau individuel, des tensions coopétitives peuvent apparaître chez les salariés impliqués dans ces relations de coopétition. Les individus doivent être capables à la fois de coopérer et de se concurrencer avec le même partenaire. Ils reçoivent des injonctions contradictoires et sont souvent stigmatisés par les autres salariés qui les perçoivent comme des « traitres » parce qu’ils collaborent avec des concurrents. Cette ambiguïté de rôles créée de la dissonance cognitive chez les individus et peut représenter une source de stress additionnelle.
Trois principes pour embrasser la coopétition
La coopétition étant par nature paradoxale, il ne faut pas essayer de réduire ou nier les tensions qui la caractérisent, mais il faut au contraire les embrasser pleinement. Détruire les tensions, c’est détruire le caractère dual de la coopétition et donc supprimer tous les bénéfices que l’on peut en tirer. Alors comment gérer une relation de coopétition ?
Pour y parvenir, nous pouvons recommander aux entreprises, sur la base de nos travaux de recherche, de combiner trois principes : un principe de séparation au niveau de l’entreprise, un principe de co-management au niveau du projet et un principe d’intégration au niveau de l’individu.
Au niveau de l’entreprise, le principe de séparation s’appuie sur l’idée que la majorité des individus ne peuvent pas gérer le paradoxe lié à la coopétition et donc que les entreprises doivent séparer les activités sur lesquelles elles sont en coopération des activités sur lesquelles elles sont en compétition. Cette séparation organisationnelle permet de cloisonner les différents services et d’éviter les recoupements entre les activités. Ce faisant, les risques de transfert de connaissances du cœur de métier vers le coopétiteur seront plus limités.
Au niveau des projets, les entreprises sont invitées à mettre en place un principe de co-management. L’objectif est de travailler sur l’organisation et la structuration des équipes en dupliquant les postes de management des équipes-projets de manière à préserver l’équité de la relation et l’équilibre des pouvoirs dans la prise de décision. Chaque décision relative au projet sera ainsi prise par un duo de managers. Cette double boucle permet une double vérification des décisions prises, d’éviter les transferts involontaires d’informations, mais aussi d’améliorer la légitimité des décisions prises. Les membres des équipes reçoivent ainsi leurs directives de la part d’un manager issu de leur organisation et non de l’organisation concurrente, ce qui évite la remise en question de la décision.
Enfin, au niveau individuel, il est recommandé aux entreprises d’impliquer dans les relations de coopétition, des managers capables d’intégrer le paradoxe, de comprendre l’intérêt de coopérer avec son concurrent et d’agir suivant cette logique duale. En d’autres termes, le succès d’une relation de coopétition tient certes à des structures organisationnelles, mais il tient surtout à la présence d’humains qui sont capables de transcender ce paradoxe et de comprendre quand il faut partager avec son concurrent et quand il faut au contraire se protéger. Mais ces individus sont des perles rares, et leur recrutement ou la formation de « coopetition managers » deviennent donc essentiels pour réussir sa stratégie de coopétition.
Le management de relations de coopétition bouleverse les pratiques de management traditionnelles que nous connaissons. Des transformations sont nécessaires au sein des entreprises, en termes d’organisation et de management, pour saisir tous les enjeux de la logique coopétitive et en bénéficier pleinement.
Anne-Sophie Fernandez, Maître de conférences HDR en stratégie, Université de Montpellier et Paul Chiambaretto, Enseignant-chercheur, Montpellier Business School – UGEI
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.