Covid : une nouvelle méthode de modélisation pour mieux évaluer les risques épidémiques
L’humanité est, depuis des millénaires, frappée par des épidémies… Elle a, à chaque fois, pris des mesures de protection qui s’inscrivaient dans le contexte des connaissances voire des opinions de l’époque sur les modes de contamination. Prenons les pestes qui ravagèrent l’Europe il y a quelques siècles. À l’époque, on croit fermement que ce mal ravageur est causé par l’inhalation de miasmes et le déséquilibre des humeurs corporelles qui s’ensuit. Fleurissent alors les masques fourrés d’herbes médicinales logées dans un bec pointu : c’est l’image d’Épinal des masques à bec d’oiseau…
Simon Mendez, Université de Montpellier et Alexandre Nicolas, Université Claude Bernard Lyon 1
Au début du XXe siècle, on assiste à un virage majeur en faveur du rôle prédominant des contacts proches dans la transmission. Les recommandations changent et les mesures de prévention promues au début de la pandémie de Covid-19 découlent de ce revirement : lavage des mains, éventuellement avec du gel hydroalcoolique, mouchoir à usage unique, éternuement dans le coude, etc. Le tout pour parer au risque d’infections manuportées directes ou par le biais d’objets contaminés (dits fomites) par une personne contagieuse.
En trois ans de pandémie, bien des cartes ont été rebattues dans la compréhension académique de la transmission des maladies respiratoires. Que sait-on actuellement de ses mécanismes ? Comment évaluer les risques en fonction des situations – entre une terrasse de café, une file d’attente respectant une certaine distanciation sociale et une rue passante ? Nous avons cherché à répondre à ces questions en développant une méthode de modélisation simple et rapide.
Éclairer le mécanisme de transmission par aérosols
À l’heure actuelle, il y a lieu de penser que la transmission par aérosols est le mécanisme dominant de propagation du Covid.
Sur cette voie aéroportée, la collecte de données expérimentales avait démarré bien avant la pandémie : les images du groupe de Lydia Bourouiba sur la projection de micropostillons émise lors d’un éternuement (ci-dessous), comme celles des équipes de Lidia Morawska et de William D. Ristenpart, entre autres, sur la taille des gouttelettes et aérosols émis lors de diverses activités expiratoires, remontent en effet à plusieurs années.
De ces études, il ressort que toux et éternuements projettent des aérosols sur des distances potentiellement supérieures à 2 m, et que le simple fait de parler pendant une minute peut générer autant de gouttelettes qu’une quinte de toux.
Malgré ces résultats, des désaccords persistent sur des données de base comme la distribution des tailles des gouttelettes et aérosols produits, élément pourtant critique pour déterminer leur temps de chute et leur chance de rester suspendus dans l’air, en milieu intérieur. Qui plus est, difficultés expérimentales et soucis éthiques empêchent d’étudier toutes les conditions d’émission, d’inhalation et d’environnement possibles.
La simulation numérique : le remède ?
Comment faire, alors, pour multiplier les possibilités de tests ? Une réponse est le recours à l’outil numérique, en tirant parti de la puissance de calcul des ordinateurs.
Reste à faire le choix du système à simuler : la transmission aéroportée s’opérant par le transport de virus au sein de gouttelettes et aérosols formés dans les voies respiratoires (tapissées de mucus) et la bouche (remplie de salive), tout l’enjeu est de simuler la propagation de ces micropostillons-cargos depuis leur émission jusqu’à leur inhalation – voire jusqu’à leur pénétration et dépôt dans les voies respiratoires.
De telles simulations de dynamique des fluides ont fait florès depuis les débuts de la pandémie et ont mis le doigt sur la complexité du processus, l’importance de bien décrire les structures turbulentes de l’écoulement, la variabilité du jet d’air exhalé selon la phonation, la sensibilité de l’évaporation des gouttelettes à l’environnement d’haleine, et ainsi de suite.
Si l’on se contente de modèles grossiers, la description des risques peut en être fortement affectée et on a vu apparaître, dans les premiers temps de l’épidémie, de nombreuses études aux hypothèses contestables. À l’inverse, des modèles très fins, simulant de manière sophistiquée la propagation des gouttelettes de fluide respiratoire, offrent davantage de réalisme… Mais ils butent sur la complexité de l’analyse des données produites (que faire avec ces éventails de trajectoires variant à chaque microchangement ?) et sur leur coût en temps de calcul – le nerf de la guerre pour les simulations numériques.
La solution des « cartes dynamiques de risques »
Pour tirer le meilleur des deux mondes, une idée consiste à utiliser des simulations très fines de dynamique des fluides, avec une résolution de l’ordre du millimètre, et y estimer la dynamique des risques autour d’un émetteur de manière plus agrégée, c’est-à-dire sans se soucier de la localisation précise de chacun des micropostillons.
Sauf qu’une carte unique n’est pas suffisante : en réalité, la « carte des risques » ainsi obtenue varie selon que la personne est en train de parler, de marcher, selon le vent ou les courants d’air, etc. Il faut donc constituer toute une bibliothèque de situations de référence et, dans les intervalles entre elles, inférer celles qui manquent. C’est ce à quoi nous nous sommes attelés.
Avec pour résultats des enseignements clairs et simples. Ainsi, il ressort que le moindre vent qui s’invite dans la scène diminue drastiquement les risques de transmission virale. Cela vient clore un débat entamé au début de la pandémie, où l’on se demandait s’il ne pouvait pas favoriser les contaminations en portant plus loin les gouttelettes et aérosols. En fait, dans tous les scénarios étudiés, il les disperse.
Plus généralement, l’importante réduction du coût numérique grâce à l’usage des « cartes dynamiques de risques » a rendu possible l’étude de situations concrètes impliquant des dizaines, voire des centaines de personnes.
Des résultats concrets
Concrètement, nous avons pu arpenter les rues de Lyon au cœur de la pandémie et poser notre dispositif caméra (filmant les gens de dessus dans le respect de leur anonymat) en divers lieux, à l’extérieur ou en milieu intérieur peu confiné (vaste et bien aéré). Parmi ceux-ci figurent une gare SNCF, une station de métro, des rues passantes, un marché de plein air, des terrasses de café et une berge aménagée du Rhône.
De ces vidéos, nous avons extrait les trajectoires et orientations des têtes des piétons et avons couplé ces données aux cartes de risques susmentionnées (Figure 1). Bilan :
- Les rues passantes (non bondées) présentent un risque très faible en comparaison du marché en plein air, où les passants étaient beaucoup plus nombreux et serrés. Comme on pouvait s’y attendre, la densité joue un rôle majeur.
- Toutes ces situations présentaient moins de risques de nouvelles contaminations que les terrasses de café (Figure 3), où les gens partagent des contacts proches et prolongés, quand bien même la densité globale y est plus faible.
- L’activité expiratoire a un rôle majeur, dans la mesure où les émissions de gouttelettes par une personne en train de parler sont bien plus élevées que si elle est en train de respirer par la bouche (et, a fortiori, par le nez).
Cette hiérarchisation de scénarios concrets à partir de modèles théorico-numériques illustre comment l’on peut exploiter des simulations de haute fidélité pour examiner des situations de la vie courante. Ce qui peut servir d’aide à la décision en politique de santé publique.
L’outil de modélisation joue alors le rôle précieux de passerelle entre les connaissances fondamentales sur la propagation virale aéroportée et les mesures sanitaires à mettre en place.
Atouts et limites d’une approche prometteuse
Comparée aux approches fines, où la destinée de chaque gouttelette respiratoire est prédite et influencée par de nombreux phénomènes (recirculations d’air autour de mobiliers urbains, influence du sillage de chaque piéton…), la nôtre permet d’estimer les risques en situation réelle en à peine quelques minutes, les simulations les plus coûteuses ayant été réalisées en amont, une fois pour toutes.
Certes, cela a un prix : l’impact des piétons autres que l’émetteur n’est pas pris en compte, ce qui s’avère limitant en cas de foules extrêmement denses. D’autres effets, comme l’influence de la température sur la dispersion des aérosols exhalés, pourraient par contre être intégrés dans des améliorations à venir.
Malgré ces limitations, les possibilités d’utilisation sont multiples, car le modèle de transmission peut aussi bien être combiné à des mesures de terrain pour de la hiérarchisation de risques, que couplé à des trajectoires simulées de piétons. On pourra ainsi, par exemple, quantifier à l’avance l’influence des choix architecturaux sur les risques de transmission dans un bâtiment ou organiser la circulation d’une foule en période d’épidémie.
Simon Mendez, Chargé de recherche au CNRS, laboratoire de Mathématiques et de Modélisation, Université de Montpellier et Alexandre Nicolas, Chargé de recherche au CNRS; physicien, Université Claude Bernard Lyon 1
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.