Pour la création d’un Défenseur de la République
En décembre prochain devrait être connu le nouveau plan de lutte contre les radicalisations. Cette annonce se fait dans un double contexte : l’ombre constante du djihadisme et l’annonce de la dérive terroriste de militants de l’extrême droite radicale.
Nicolas Lebourg, Université de Montpellier
En outre, la question du durcissement continu des propos dans l’espace public entraîne des interrogations sur la manière de les pondérer. En juillet 2017, le débat parlementaire a ainsi enrichi le projet de loi dit “de confiance dans l’action publique” en y ajoutant une peine d’inéligibilité pour les incitations à la haine ou à la discrimination raciste ou sexuelle.
Cette innovation avait l’avantage de répondre à un état du droit : en la matière, les sanctions établies ont, de longue date, montré leurs limites, tant les mêmes justiciables ont pu enchaîner des récidives, voire intégrer à leur stratégie communicationnelle les poursuites dont ils étaient l’objet. Néanmoins, le dispositif choisi par le législateur n’était pas sans défaut de par l’absence d’harmonisation faite de dispositifs antérieurs, pouvant mener à de forts dysfonctionnements démocratiques.
Il y a quelques jours, le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition, estimant qu’elle représentait un excès quant à la restriction de la liberté d’expression – ce qui a entraîné une vive protestation de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra). Il existe, toutefois, une sortie par le haut de cette situation, respectant les libertés et renforçant l’ordre public, consciente qu’entre la censure et la licence, il y a la République.
L’exemple du Défenseur des droits
Car le problème démocratique induit par la loi de juillet tient moins à son principe qu’à son application. En particulier, il est à noter que la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), organisme rattaché au premier ministre, a pris le pli de la saisine des tribunaux quant à ces motifs sur la base de l’article 40 alinéa 2 du Code de procédure pénale. Le risque est évident : de telles saisines, avec le texte tel qu’il fut voté, auraient pu exclure de la vie politique des personnalités condamnées. Ces procédures eussent été dénoncées ipso facto comme une évolution illibérale et illégitime au vu de la séparation des pouvoirs.
Or, il s’avère que non seulement ce problème peut être évité, conservant le sens de la volonté parlementaire comme celle du Conseil constitutionnel, mais que cette correction peut s’intégrer à un dispositif permettant de simplifier et rationaliser diverses dispositions accumulées sans harmonisation ces dernières décennies tout en participant à la rénovation du contrôle des radicalités. Il s’agit de créer un Défenseur de la République, complément du Défenseur des droits établi depuis 2011.
Le bilan de la création du Défenseur des droits est unanimement salué. Non seulement la nouvelle institution a permis de rationaliser les dispositifs ainsi regroupés, mais elle a induit une incarnation de la défense des droits des citoyens qui pèse dorénavant dans l’espace public. Ce processus devrait servir de modèle à une nouvelle institution qui, cette fois, protégerait les devoirs des citoyens envers la République et cette dernière des menées subversives, en particulier en ce qui concerne les incitations à la haine et à la discrimination en fonction du sexe, de la sexualité, de la religion ou de l’ethnicité.
Opposer la République et la subversion, c’est à la fois ériger un propos constructif de rassemblement, défendre la cohésion sociale et la laïcité contre les concurrences identitaires, édifier un appareil concret de réponse aux radicalités s’étant mises en contravention avec le droit. Ainsi, cela peut se faire sans instituer de régression de la liberté d’expression et en modernisant l’État.
Le cadre juridique existant face à la “subversion”
Le “régime définitif de la France”, selon la formule de la loi constitutionnelle de 1884, est certes profondément enraciné dans la société française. Mais, cette République n’a jamais été un simple marché politique ouvert. Dans le droit français, les partis politiques relèvent de la loi du 1ᵉʳ juillet 1901, qui prévoit que les associations ne peuvent avoir “pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement”.
Leur rôle est reconnu sous la Ve République par l’article IV de la Constitution qui précise :
“Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.”
La loi du 10 janvier 1936, complétée à plusieurs reprises et dont les dispositions sont désormais inscrites dans l’article L.212-1 du code de sécurité intérieure, fixe les limites de l’admissible en stipulant les motifs pouvant valoir dissolution par décret.
Ces motifs établis permettent de normer et objectiver la “radicalité politique” – intention de la force ; atteinte à la forme républicaine de gouvernement ; atteinte à l’intégrité du territoire ; liens avec la Collaboration ou entreprise de réhabilitation de celle-ci ; incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence – autant que la “violence politique” – manifestations armées ; caractère paramilitaire ; terrorisme ; atteinte grave à l’ordre public. L’ensemble peut, dès lors, être considéré comme constituant la “subversion”.
Le Défenseur de la République aurait pour mission d’intervenir sur ces items à son juste niveau, avec une autorité indépendante. Il compléterait, à une échelle différente, l’action antidiscriminations du Défenseur des droits, que les citoyens peuvent saisir individuellement.
Les nouvelles formes de la “subversion”
Le principe philosophique du Défenseur de la République serait de défendre la souveraineté populaire en protégeant la République de la subversion. Cette opposition entre ces deux termes était amplement d’usage lors du premier mandat présidentiel du général de Gaulle. Toutefois, le concept de subversion n’est pas limité aux années de la guerre d’Algérie.
Si le terme de “subversion” est absent des dictionnaires politiques contemporains, le livre IV de la Politique d’Aristote lui est consacré, le vocable recouvrant ici les idées de sédition et de révolution. Cependant, il est vrai que, lors des dernières décennies, l’État lui-même a peiné à concevoir clairement la nécessité de comprendre les phénomènes subversifs et d’interpréter les remontées en la matière de ses services de renseignement, ainsi que la nécessité d’y allouer d’autres dispositifs d’information en un processus coordonné.
Aujourd’hui, la subversion recouvre des phénomènes nullement assimilables entre eux mais analysables conjointement, conformément aux éléments juridiques susdits. On pense tout d’abord à l’islamisme, dont les massacres perpétrés ont placé le pays sous le régime de l’état d’urgence depuis novembre 2015. On citera aussi l’ultra gauche, qui a généré des points de fixation avec des Zones à défendre où l’État de droit est placé en état suspensif, et qui s’est montrée mobile pour exercer des violences contre les biens et les forces de l’ordre lors des mouvements sociaux.
L’extrême droite, en sa forme électorale, a certes fini par admettre le gouvernement républicain, mais en souhaitant le faire évoluer vers des formes de démocratie illibérale en sapant les valeurs de l’humanisme égalitaire sur lesquelles est fondé le système institutionnel, et dont les rangs radicaux et activistes ont entraîné, à plusieurs reprises, l’inquiétude publique du Directeur général de la sécurité intérieure.
En termes de sécurité publique, le fonctionnement par réseaux affinitaires des radicaux de droite et de gauche les séparent résolument, à l’heure présente, des islamistes en tant que risque organisé. En outre, la présence de forces politiques extrémistes dans la vie politique française est structurelle historiquement et permet l’intégration de groupes sociaux à un système politique ainsi stabilisé.
N’inventant aucun nouveau délit et séparant le pouvoir exécutif de la judiciaire, la création du Défenseur de la République ne constituerait donc en aucune façon une régression démocratique pour les citoyens, mais assurerait leur libre expression dans le cadre des normes juridiques établies consensuellement depuis des décennies, tout en adaptant les institutions aux troubles des dernières années.
Des moyens de sonde partiels et non-coordonnés
À l’égard des milieux subversifs, l’État dispose de moyens de sonde partiels et non-coordonnés, comme en témoignent de rapides exemples. Le décret de dissolution de l’organisation affirmationniste blanche Unité radicale du 8 août 2002 est motivé par ses incitations à la haine et à la discrimination. La base radicale de droite s’était effectivement reconfigurée sur des thématiques islamophobes entre la guerre du Kosovo (1999) et l’après–11 septembre.
Néanmoins, c’est à compter de 2015 que la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), rattachée au premier ministre, décide de pleinement intégrer ce thème à ces problématiques, tandis que la DILCRAH oppose, pendant ce temps, un rejet net au simple usage du terme. De même, le décret de dissolution de l’organisation suprémaciste noire Tribu Ka du 28 juillet 2006 fait valoir que celle-ci incite à la haine et à la discrimination “à l’encontre des personnes qui ne sont pas de couleur noire”.
Mais 12 ans après, là aussi, l’État et la société sont demeurés sur une querelle sémantique autour de l’expression “racisme anti-Blancs”. Or, il s’agit bien de sortir d’une culture du discours sur le discours au bénéfice d’une coordination de l’action qui permette d’en finir avec les sempiternels soupçons du “deux poids, deux mesures”.
Une autorité administrative indépendante et efficace
Afin d’assurer sa mission, l’autorité administrative indépendante ainsi créée effectuerait la symbiose de plusieurs institutions qui ont pu démontrer leurs qualités mais se trouveraient ainsi en position d’avoir une plus grande performance. Le rapprochement entre elles ne tient pas à leur nature et histoire diverses, mais à leur complémentarité intellectuelle et pratique :
- la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) ;
- la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) ;
- la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) ;
- l’Observatoire de la laïcité ;
- le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes ;
- la Délégation interministérielle chargée de l’aide aux victimes d’attentats.
Le Défenseur de la République conserverait leurs fonctions d’expertise et d’information au bénéfice de la société et de l’État. Il reprendrait leurs fonctions respectives de coordination de l’action publique, mais de manière unifiée. Il assumerait les fonctions de saisine de la justice que l’usage a donné à la Dilcrah en assurant la neutralité partisane de l’action, en pouvant l’asseoir sur une analyse globale, en inscrivant dans ses fonctions officielles cette veille et saisine du juge quant aux infractions aux principes fondamentaux de la République. Enfin, il assurerait le caractère pérenne et structurel de l’aide aux victimes d’attentats.
Pour assurer l’autorité de la nouvelle institution, une femme ou un homme d’État – cette personnalité pouvant, par exemple, être choisie parmi les anciens présidents de la République, présidents du Conseil constitutionnel, premiers ministres ou garde des Sceaux – permettrait de signifier combien il s’agit de sortir des querelles partisanes et des appels formels aux valeurs pour démontrer dans les faits comment celles-ci préfigurent l’action de l’État et façonnent le quotidien de chacun sous une autorité égale.
Nicolas Lebourg, Chercheur associé au CEPEL (Centre d’Etudes Politiques de l’Europe Latine), Université de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.