D’Abidjan à Djakarta, comment la ville réinvente nos repas
« Mal-bouffe », « Junk-food », « MacDonaldization » du monde : les imaginaires les plus péjoratifs sur l’alimentation sont souvent liés à l’espace urbain.
Audrey Soula, Université de Montpellier; Nicolas Bricas, Cirad et Olivier Lepiller, Cirad
La ville serait ainsi le lieu par excellence de la transition alimentaire, nutritionnelle et épidémiologique, des « calories vides » et des produits ultra-transformés. Elle serait, par association, responsable de l’obésité, des maladies cardio-vasculaires, du diabète, de l’hypertension, des cancers liés à l’alimentation, et de l’intoxication croissante aux résidus chimiques.
Espace privilégié de la consommation marchande, de l’industrialisation de l’alimentation via ses supermarchés où se battent nombre produits importés depuis des marchés internationaux, la ville incarnerait la « walmartisation » du monde.
Parce que l’Occident a connu ce processus avant d’autres régions du monde, et parce que les grandes entreprises du système alimentaire en sont originaires, certains assimilent cette évolution à une occidentalisation de l’alimentation. La structure nutritionnelle de la ration évolue certes partout dans le même sens, à des vitesses variables : la part des glucides dans l’apport énergétique diminue, celle des lipides augmente et les protéines animales remplacent les protéines végétales, tandis que la consommation de produits transformés industriels décolle.
Pour autant, manger ne se limite pas à consommer. Ainsi, bien qu’influencées par des tendances globales, les pratiques alimentaires des individus sont également tributaires de leurs représentations, de leurs espaces et de leurs ancrages locaux.
Les enquêtes socio-anthropologiques qui privilégient les échelles fines d’observation ne portent pas seulement sur ce que les gens mangent mais aussi sur la façon dont ils s’organisent pour le faire, ce qu’ils en disent et ce qu’ils en pensent. Car manger est bien plus que se nourrir, y compris pour les populations les plus précaires. C’est prendre du plaisir, entretenir des liens avec les autres, tisser des relations à son environnement, construire et marquer identités individuelles et collectives.
Les citadins soumis à des injonctions contradictoires
Les citadins, en matière d’alimentation, sont sous l’influence de multiples prescriptions normatives entre lesquelles ils naviguent sans cesse et qui peuvent même être contradictoires.
Par exemple, les Mexicains sont soumis à une injonction paradoxale. Ainsi, le ministère du Tourisme et de l’Économie a pour stratégie de valoriser la cuisine mexicaine de rue, inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco en 2019.
En même temps, de nombreux discours véhiculent des normes sanitaires et nutritionnelles qui entrent parfois en collision avec cette cuisine, la rendant responsable de maladies cardio-vasculaires et d’obésité.
On imagine aisément l’inquiétude que peut produire la contradiction entre ces deux registres normatifs.
Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que les normes nutritionnelles sont interprétées différemment selon les milieux sociaux, et que les individus composent avec cette contradiction nutrition/patrimoine selon les situations alimentaires, dans un contexte général où manger mexicain reste très prisé.
Des chaînes « Sud-Sud »
Il est vrai que les villes d’Afrique, Amérique latine et Asie voient se développer des chaînes internationales de supermarchés et de restauration rapide.
Le premier supermarché de Hanoï, par exemple, a ouvert en 1998. Aujourd’hui, la ville en compte des dizaines, dont un immense mall regroupant près de 150 boutiques, de la chaîne coréenne AEON, ouvert en 2015.
Autre exemple, celui d’Hungry Lion, une chaîne de fast-food sud-africaine créée sur le modèle de KFC en 1997, qui compte aujourd’hui près de 200 restaurants en Afrique australe. Elle est la propriété de la holding Shoprite, le plus gros détaillant de produits alimentaires en Afrique avec près de 3000 points de vente, également d’origine sud-africaine. Mais l’évolution de leurs systèmes alimentaires est loin de se réduire à cette industrialisation.
L’économie populaire urbaine invente de nouvelles cuisines
L’économie populaire urbaine reste largement dominante pour nourrir la population des villes et invente constamment de nouvelles pratiques et de nouvelles cuisines, loin des stratégies des grands acteurs économiques.
À Djakarta, en Indonésie, les kampung (littéralement : « villages ») sont des quartiers pauvres où domine une économie dite « informelle ».
Ces espaces sont marqués par une forte circulation et un brassage constant des populations, pour beaucoup immigrées de fraîche date en provenance des zones rurales, ainsi que par une grande promiscuité. Nombre d’habitants n’y cuisinent pas chez eux, faute d’équipement, de compétences, d’espace ou de temps.
Un type particulier d’établissement alimentaire s’est développé dans ces quartiers : les warung makan, qui offrent des plats bon marché et faits maison.
Ces négoces, sorte de cuisines publiques où l’on se sert soi-même, où l’on apporte sa vaisselle et où les conditions de paiements sont souples, permettent de conserver des modes d’alimentation perçus comme traditionnels et domestiques, tout en facilitant l’entretien des sociabilités alimentaires communautaires.
Les distinctions entre monde domestique et monde marchand, espace public et espace privé s’y trouvent brouillées, invitant à reconsidérer l’échelle d’analyse de l’alimentation, qui relève ici moins du foyer ou du ménage que du bloc d’habitation ou du quartier.
L’invention de cuisines proprement urbaines
La restauration populaire est un creuset d’innovations culinaires où se combinent et se construisent des compromis entre diverses injonctions normatives.
Souvent issus des couches populaires de la population, ces nouveaux plats de la cuisine urbaine gagnent aussi les classes moyennes et deviennent, pour certains, des marqueurs identitaires de toute une ville, voire d’un pays. C’est le cas de l’attiéké-garba à Abidjan, en Côte d’Ivoire.
Ce plat populaire, né dans des restaurants fréquentés par la jeunesse près des universités, les garbadromes, s’est initialement construit en opposition aux normes d’hygiène perçues comme non africaines. Les mangeurs revendiquent ainsi une identité urbaine, ivoirienne et transgressive en mangeant garba. Ce plat est composé d’attiéké (couscous de manioc) de piètre qualité, garni de morceaux de thon salé frit et servi « mouillé », c’est-à-dire généreusement arrosé d’huile de friture, idéalement brunie par les cuissons successives, en gage de qualité !
Malgré les critiques régulières le qualifiant de « malbouffe » ivoirienne, notamment en raison des accusations sur l’hygiène douteuse du plat et des établissements où il est servi, le garba est reconnu comme un plat de choix dans la restauration populaire.
Vendu à l’origine par des immigrés nigériens attirés par le dynamisme de la capitale ivoirienne et porté par la jeunesse étudiante urbaine, le garba est aujourd’hui devenu emblématique de l’identité abidjanaise, voire ivoirienne.
À Ouagadougou, au Burkina Faso, c’est le bâbenda, à l’origine plat rural spécifique à l’ethnie mossi, qui gagne peu à peu un statut de plat identitaire à l’échelle de la ville tout entière, mais selon un autre parcours.
Il s’agissait d’un plat de soudure, une bouillie associant les derniers restes de mil aux premiers légumes feuilles de la nouvelle saison des pluies. Des versions améliorées, utilisant du maïs pilé ou du riz brisé à la place du mil, grâce à leur accessibilité facilitée en ville, sont aujourd’hui proposées et consommées par d’autres ethnies que les seuls Mossi.
Des plats se perdent, d’autres se créent
Faire valoir la créativité des villes d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, leur capacité d’inventer leur alimentation peut conduire à s’opposer à une vision qui insiste plus sur la dépendance de ces villes aux marchés et aux capitaux internationaux et à une occidentalisation du monde.
En réalité, ces deux tendances s’articulent. Certes des plats dits « traditionnels » se perdent, mais de nouveaux mets s’inventent.
Certes, des cultures et des pratiques alimentaires globalisées sont visibles dans les villes du Sud global, mais cela ne correspond pas à une simple érosion des répertoires alimentaires locaux.
Certes des produits mondialisés se diffusent, mais ils sont utilisés différemment selon les villes et, en leur sein, les milieux sociaux. En Inde par exemple, les nouilles instantanées Maggi, associées à une modernité occidentale désirable, ont trouvé leur place dans les pratiques de la classe moyenne en s’appuyant sur la figure commerciale de la « maman Maggi », qui a permis de déculpabiliser un gain de temps qui pouvait être jugé comme une transgression du rôle de mère nourricière et aimante.
Ces processus d’adaptation/réinterprétation locale des produits mondialisés ont été analysés dans le cas emblématique de la pizza.
Des systèmes qui co-existent
L’évolution des systèmes alimentaires liée à l’urbanisation ne peut se lire simplement comme le passage de systèmes de type domestique et artisanal vers des systèmes de type industriel.
Ces systèmes co-existent, se combinent. Ils offrent des ressources pour faire face aux multiples défis alimentaires de ces villes à la croissance démographique souvent galopante. Souvent forgées sous fortes contraintes, dans des contextes urbains « de débrouille et de circulation », ces ressources constituent des outils d’adaptation aux situations d’épreuve et d’incertitude. Plutôt que d’imaginer des solutions venant de l’extérieur et de la technologie, il est possible de puiser dans ce trésor pour promouvoir des pratiques et des normes favorables à la justice sociale et économique, à la cohabitation apaisée des altérités culturelles, à la santé ou à l’environnement.
Cet article s’appuie sur les travaux des auteurs et leur ouvrage collectif récemment paru Manger en ville, Regards socio-anthropologiques d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie aux éditions Quae, regroupant des contributions de chercheuses et chercheurs de ces trois continents.
Audrey Soula, Anthropologue, Cirad, UMR Moisa, Université de Montpellier; Nicolas Bricas, Socio-économiste, chercheur Univ. Montpellier, Cirad, et titulaire de la Chaire Unesco Alimentations du monde, Cirad et Olivier Lepiller, Sociologue, chercheur au Cirad, UMR Moisa, Université de Montpellier, Cirad
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.