[LUM#11] Darwin avait raison
Depuis 25 ans la biologie évolutive met son approche darwinienne au service de la médecine et propose des thérapies innovantes pour lutter contre certaines maladies, dont le cancer. Le Centre de recherches écologiques et évolutives sur le cancer est pionnier dans cette démarche basée sur le principe de la sélection naturelle.
« Tout ce qui est vivant peut être étudié par le prisme de la sélection naturelle puisque tout est sous l’influence de ce processus depuis que la vie existe sur terre » déclare Frédéric Thomas, chercheur au laboratoire Maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle (Mivegec). Et le cancer, entité vivante à l’intérieur de notre propre corps, n’échappe pas à cette règle théorisée par Darwin il y a plus de 150 ans.
Pour ce biologiste de l’évolution, auteur du livre L’abominable secret du cancer, « il est temps de travailler avec les médecins pour résoudre, ensemble, les problèmes de résistances aux traitements, première cause de mortalité chez les patients ». Car si la chimiothérapie est efficace quand elle parvient à éradiquer la totalité des cellules cancéreuses sans tuer le patient, qu’en est-il lorsque certaines d’entre elles survivent au traitement ?
Maintenir la compétition entre les cellules
En disparaissant, les cellules sensibles à la chimiothérapie laissent le champ libre aux cellules résistantes pour se développer, provoquant des rechutes que l’on ne sait plus soigner. « Si on applique une stratégie très agressive sur une tumeur, les résistantes vont gagner deux fois. D’abord parce qu’elles ne sont pas tuées, ensuite parce qu’elles n’ont plus de compétiteurs. C’est le scénario qu’il faut absolument éviter » prévient Frédéric Thomas.
Face à cette situation la médecine évolutive préconise les thérapies dites adaptatives. Un traitement léger et régulier qui va venir tuer une petite partie seulement des cellules sensibles pour empêcher le cancer d’évoluer. « On coupe les branches qui dépassent mais on maintient la compétition entre les cellules sensibles et résistantes pour que la tumeur reste stable. » Un cancer traité comme une maladie chronique, incurable certes, mais sans risque mortel pour le patient.
Si aux États-Unis ces traitements semblent faire la preuve de leur efficacité, le chercheur met en garde : « Ces thérapies ne s’appliquent qu’aux cancers devenus impossibles à éradiquer. Si une tumeur n’a pas commencé à diffuser, il faut l’enlever. »
Ruser contre le cancer
Pour maintenir la compétition entre les cellules, les biologistes testent également l’utilisation de fausses drogues. Dans quel but ? Si les cellules résistantes survivent à la chimiothérapie, c’est grâce à de petites pompes qui leur permettent d’évacuer le poison. Un avantage énorme mais pas gratuit puisque ces pompes vont consommer beaucoup d’énergie. « Si on utilise une fausse drogue qui vient mimer les effets de la vraie, les cellules résistantes vont s’épuiser à activer leurs pompes pour rien et vous allez donc donner l’avantage aux cellules sensibles qui, elles, ne sont pas munies de pompe. » Une thérapie qui, utilisée en alternance avec un vrai poison, va affaiblir à la fois les cellules résistantes et les cellules sensibles et donc maintenir la tumeur dans un état stable.
Troisième voie thérapeutique expérimentée par la biologie évolutive, celle dite du « faux signal d’alerte ». Très instables génétiquement, les cellules cancéreuses occasionnent constamment des dégâts dans leur propre ADN qu’elles doivent réparer. Frédéric Thomas et sa collègue de l’Institut Curie, Marie Dutreix, ont conçu une molécule capable de mimer un signal de dommage sur l’ADN et en ont inondé les cellules. Résultat : complètement affolées, ces dernières cherchent à réparer massivement leur ADN et s’épuisent sans aucun bénéfice.
Le faux signal d’alerte
Seule possibilité pour elle de résister : ne plus répondre au signal d’alerte. « C’est une réponse universelle, explique le chercheur, quand le taux de fausses alertes augmente, le seuil au-delà duquel on va répondre augmente également quitte à se mettre en danger en cas de vraie attaque. » Et c’est évidemment ce que les chercheurs vont faire, au bout de dix semaines, en causant de véritables dommages que les cellules ne viendront alors pas réparer.
Des recherches très prometteuses qui ont motivé Frédéric Thomas à fonder en 2018 le laboratoire international Cancer, écologie et évolution dont les partenariats s’étendent de l’Australie à la Floride très prochainement. « Montpellier est le cœur du volcan, avec la plus grande communauté scientifique en biologie évolutive au niveau mondial. Nous avons l’intelligence et la motivation, il nous manque les moyens pour devenir la place forte de la médecine évolutive. » À bon entendeur…
Un cancer contagieux
Connus du grand public sous les traits de Taz, personnage de cartoon tourbillonnant, le diable de Tasmanie est aujourd’hui une espèce en voie d’extinction. La cause ? Une forme de cancer inédite et contagieuse auquel s’intéresse de près le biologiste Frédéric Thomas : « Ce cancer est apparu il y a 26 ans et a décimé 90 % de la population des diables. Nous essayons de comprendre comment cette pathologie a pu devenir contagieuse. » Transmissible par morsure, il se manifeste chez le petit marsupial par l’apparition de tumeurs purulentes et provoque sa mort en six à huit mois. « La bonne nouvelle c’est qu’on commence à voir des diables résistants. La mauvaise c’est qu’un second cancer contagieux est apparu » constate le chercheur qui, dès novembre, sera de nouveau sur le terrain pour les observer.