Définir la “radicalité” pour mieux la combattre
La notion de “radicalité politique” est plurielle et sujette à multiples interprétations. Dans le débat public, on applique en général le qualificatif de radical à des mouvements ou des idées pour en souligner la distance à la norme admise, dans l’intention éventuelle de les rejeter à la périphérie du système politique.
Nicolas Lebourg, Université de Montpellier
C’est ainsi que nous voyons apparaître les termes radicalisation, radical, radicalisme, ultra, extrême parfois utilisés de façon indifférenciée dans les médias ou chez les hommes politiques.
Or, les règles juridiques régissant les organisations partisanes peuvent servir de point d’appui pour dresser une définition opératoire et objectivée de la notion de radicalité politique. Nous proposons ainsi, pour mieux comprendre ce dont on parle quand on utilise cette expression, de nous appuyer sur le droit français envisagé comme fil conducteur, étant entendu que celui-ci peut-être extrapolé à d’autres contextes politico-juridiques et donc d’autres aires culturelles – en conservant à l’esprit que le sens même des mots extrémismes et radicalités sont très variable selon les contextes.
Cadre français
Dans le droit français, les partis politiques sont des associations sans but lucratif relevant de la loi du premier juillet 1901, et dont le rôle constitutionnel est reconnu sous la Ve République par l’article quatre de la Constitution.
Plusieurs limites sont ainsi posées à l’existence même d’un parti. La loi de 1901 prévoit en effet que les associations ne peuvent avoir “pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du Gouvernement”. Le pouvoir judiciaire est habilité à dissoudre une association ne respectant pas ces critères. La Constitution précise que
“les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie”.
Pour autant, les partis sont, comme les associations de droit et de fait sans activité électorale, toujours soumis à la loi du 10 janvier 1936 (aujourd’hui à l’article L.212-1 du Code de sécurité intérieure).
Le texte législatif du 10 janvier 1936 spécifiait que :
“Seront dissous, par décret rendu par le Président de la République en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : (1) Qui provoqueraient à des manifestations armées dans la rue ; (2) Ou qui, en dehors des sociétés de préparation au service militaire agréées par le Gouvernement, des sociétés d’éducation physique et de sport, présenteraient, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ; (3) Ou qui auraient pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement.”
Connue pour avoir été prise à l’encontre des ligues d’extrême droite, cette loi ne visait donc pas la régulation du jeu électoral mais de l’ensemble du champ politique militant.
L’ordonnance du 30 décembre 1944 porta modification de la loi du 10 janvier 1936 en permettant de frapper les groupes faisant entrave au processus de rétablissement de la démocratie après guerre, puis la loi complémentaire du 5 janvier 1951 alla plus loin en ajoutant parmi les groupements susceptibles d’être visés ceux
“qui auraient pour but, soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration”.
Des lois créées au sortir de la Seconde Guerre mondiale
Ces lois s’inscrivaient dans un contexte démocratique traumatisé et fragilisé par la Seconde Guerre mondiale. Le développement d’institutions internationales visant à protéger et maintenir la paix a renforcé ce type de mesures.
Ainsi, la loi du premier juillet 1972, dite “loi Pleven”, prolongeant la Convention internationale des Nations unies de 1965, a introduit dans le champ d’application de la loi du 10 janvier 1936 les associations qui
“provoqueraient à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propageraient des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence”.
La loi du 10 janvier 1936 devait enfin connaître une série d’ajustements à compter de la fin des années 1980. En particulier, la loi du 9 septembre 1986, consécutive d’une série d’attentats frappant le pays, y a ajouté les groupements qui “se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger”.
Les dispositions de la loi du 10 janvier 1936 ont enfin été versées en 2012 dans le Code de sécurité intérieure (L. 212-1). Dans le cadre de l’état d’urgence, ce dispositif s’est vu ajouter par la loi du 21 novembre 2015 la possibilité de dissoudre :
“par décret en conseil des ministres les associations ou groupements de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent”.
Dès le printemps 2016, la disposition était appliquée à l’association qui gérait la mosquée “radicale” de Lagny-sur-Marne (Seine-et-Marne).
À partir de l’état du droit, il est donc possible d’identifier plusieurs caractéristiques de la “radicalité politique” : l’atteinte à la forme républicaine de gouvernement, l’atteinte à l’intégrité du territoire, l’existence de liens avec la Collaboration ou avec toute entreprise de réhabilitation de celle-ci, l’incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence.
La radicalité idéologique s’accompagne très régulièrement de l’usage de la violence militante, selon des formes elles aussi listées par la loi : manifestations armées, pratiques paramilitaires, terrorisme, atteinte grave à l’ordre public.
La “forme républicaine de gouvernement”, selon la formule du droit français, doit dès lors être entendue comme la forme démocratique représentative et pluraliste des institutions.
Ce que nous dit le cadre outre-Rhin
Ces éléments fournissent ainsi quelques bases pour concevoir ce qu’est la radicalité et éventuellement l’étendre à l’échelle internationale.
Le droit allemand offre ici d’autres perspectives – en notant que le concept d’extrémisme renvoie en Allemagne à la volonté d’attaquer le système démocratique représentatif.
Dans ce contexte, la “radicalité” correspond aux critiques du libéralisme inscrites au sein de l’espace de la démocratie.
Les partis politiques allemands sont intégrés dans la Loi fondamentale, Constitution allemande depuis le 8 mai 1949 (article 21) et la jurisprudence du Tribunal fédéral de Karlsruhe, cour constitutionnelle allemande, qui veille au respect des droits fondamentaux. Le Tribunal a été amené à préciser le rôle des partis politiques en Allemagne, aussi bien concernant leur constitutionnalité que leur mode de financement.
D’un point de vue juridique, les partis politiques allemands sont des associations de catégorie particulière dont le but est de “protéger l’ordre fondamental libéral et démocratique”.
Au-delà de cet article, les partis sont soumis à la loi du 24 juillet 1967. La loi de 1967 répond aux préoccupations du Tribunal et veille au respect par les partis de l’article 21, notamment de l’alinéa 2 : “Les partis qui, d’après leurs buts ou d’après l’attitude de leurs adhérents, cherchent à porter atteinte à l’ordre fondamental libre et démocratique, à le renverser ou à compromettre l’existence de la République fédérale d’Allemagne sont anticonstitutionnels. Le Tribunal constitutionnel fédéral statue sur la question de l’anticonstitutionnalité.” Il revient au Tribunal de préciser au gré de sa jurisprudence ce qu’il faut entendre par “ordre fondamental libre et démocratique”. En 2017, il a ainsi rejeté la demande de dissolution du Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD) au motif que sa capacité d’action ne lui permettait pas de faire chanceler l’ordre constitutionnel.
Le droit à l’expression démocratique
Ces débats ont également lieu au niveau des instances européennes ;
Ainsi, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), essentiellement formulée sur la base de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme, a également fourni un cadre à l’articulation entre expression pluraliste et maintien des valeurs et institutions démocratiques.
Le principe général est le droit à l’expression démocratique, c’est-à-dire que si les groupements politiques doivent pouvoir proposer des modifications constitutionnelles, ces revendications ne peuvent être portées par la violence et ne peuvent viser les principes démocratiques fondamentaux.
Cette définition est notablement différente de celle de la législation française, puisque, par exemple, la dissolution de mouvements souhaitant attenter à l’intégrité actuelle d’un territoire est considérée par la Cour comme une violation de l’article 11, à moins que la revendication ne soit exprimée par les voies de la violence.
Ces éléments juridiques visent les mouvements constitués – l’article 11 étant prévu pour la question de la liberté des associations, la CEDH ayant décidé d’intégrer les organisations politiques en ce cadre.
La CEDH reconnaît d’ailleurs aux États le droit de lutter contre les manifestations violentes ou appelant à la haine à l’instigation d’”organisations de la société civile” ne relevant pas de la catégorie des partis.
L’avènement de la pensée rigide
En effet, la notion de radicalité ne saurait être limitée à des groupements politiques à vocation légale, car la “radicalité” a à voir avec les processus de “radicalisation”.
On définira donc la radicalisation comme l’adoption progressive et évolutive d’une pensée rigide, vérité absolue et non négociable, dont la logique structure la vision du monde des acteurs, qui usent pour la faire entendre de répertoires d’action violents, le plus souvent au sein de structures clandestines, formalisées ou virtuelles, qui les isolent des référents sociaux ordinaires et leur renvoient une projection grandiose d’eux-mêmes.
Trois éléments fondent ainsi l’approche de la radicalisation : sa dimension évolutive, l’adoption d’une pensée sectaire, l’usage potentiel de la violence armée.
Les radicaux visent donc, en général, au changement des institutions libérales et des valeurs humanistes égalitaires sur lesquelles elles sont bâties, voire à un réarrangement social plus ou moins large pour en éliminer un “ennemi”, bâti idéologiquement et symboliquement comme une figure majeure d’un monde souvent imaginé comme manichéen.
Ce texte a été co-signé par Cécile Alduy, Professor, Stanford University, chercheuse associée, Cevipof, Sciences Po ; Jean‑Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean Jaurès et chercheur associé à l’IRIS ; Sylvain Crépon, université de Tours, Laboratoire d’Etude et de Recherche sur l’Action Publique (LERAP) ; Xavier Crettiez, Professeur des universités, agrégé en science politique, Centre de recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales (Cesdip), Sciences Po Saint-Germain-en-Laye ; Romain Ducoulombier, historien, Delphine Espagno, MCF, Sciences Po Toulouse, laboratoire des sciences sociales du politique)(LaSSP) ; Stéphane François, chercheur associé au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) ; Joël Gombin, chercheur associé au Croyance, Histoire, Espace, Régulation Politique et Administrative (CHERPA), Sciences Po Aix ; Guillaume Origoni, doctorant en histoire contemporaine à l’université Paris Nanterre au sein du Centre de recherches pluridisciplinaires multilingues (CRPM) ; Dominique Sistach, MCF, Université de Perpignan Via Domitia, CDED/CERTAP.
Nicolas Lebourg, Chercheur associé au CEPEL (Centre d’Etudes Politiques de l’Europe Latine), Université de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.