Explorer les grands fonds marins grâce à l’ADN environnemental, ou comment révéler une biodiversité insoupçonnée
L’océan recouvre les deux tiers de la planète, dont plus de la moitié se situe à plus de 3 000 mètres de fond. De la biodiversité qui peuple les abysses, nous connaissons peu de choses.
Sophie Arnaud Haond, Université de Montpellier
Compte tenu de la faible densité de vie qui y règne, décrire des espèces ou réaliser des inventaires de diversité requiert la manipulation de quantités considérables de sédiments à ramener à travers les milliers de mètres de la colonne d’eau, à trier pendant des semaines au laboratoire. Ainsi, décrire une seule espèce ou faire l’inventaire de la diversité contenue dans quelques centimètres cubes de sédiment peut prendre des semaines.
Or, si les grands fonds sont loin des yeux, ils ne sont pas à l’abri des impacts humains comme la pollution (intrants agricoles, trafic maritime…), ou l’impact direct des exploitations des nombreuses ressources qu’ils renferment (exploitation pétrolière, pêche…). Parmi les projets d’exploitation dans les grands fonds, l’exploitation des ressources énergétiques ou des ressources minières, comme les zones à nodules du Pacifique, est de plus en plus avancée.
Mieux appréhender l’étendue de la biodiversité marine devient un enjeu considérable à la fois pour la connaissance du vivant et de son évolution, et pour la conservation et la mise en place de suivis et de mesure de conservation et de minimisation des impacts environnementaux. C’est dans ce contexte que l’Ifremer a engagé le projet « Pourquoi Pas les Abysses », qui a été suivi du projet France Génomique « eDNAbyss » : les deux reposent sur l’utilisation de ce qu’on appelle l’« ADN environnemental », ou ADNe.
L’ADN environnemental, qu’est-ce que c’est ?
Quoique l’ADN soit le support de l’hérédité et la signature des êtres vivants (par opposition à l’eau, aux roches, etc.), il peut être extrait de l’environnement.
En effet, les êtres vivants laissent des traces de leur passage dans leur environnement : des microgouttelettes de salive, des cheveux, du mucus, de la peau, des écailles, des déjections, des cellules en décomposition… Ces restes chargés d’ADN flottent dans l’air, au gré des courants, et se déposent dans le sol ou dans le sédiment. Ainsi, à l’instar des inspecteurs de police scientifique inspectant l’ADN suspect des scènes de crime, les biologistes extraient l’ADN contenu dans des échantillons d’environnement, afin de caractériser les espèces qui y vivent ou qui sont passées par là.
Désormais, on sait identifier dans des extraits de génomes ou de mélanges de génomes (comme dans l’ADNe) des fragments particuliers suffisamment variables entre espèces pour que leur séquence permette de reconnaître les grands groupes auxquels ils appartiennent (espèces, genres, familles…). Par analogies avec les codes-barres du commerce, on appelle ces fragments des « codes-barres », ou barcodes.
La découverte de pans inexplorés de la biodiversité, dans l’espace et dans le temps
En microbiologie, ce type d’avancées a eu une incidence primordiale, puisque l’immense majorité des organismes microbiens, bactéries et archéobactéries est incultivable : leur caractérisation n’a été possible que grâce à l’ADNe. L’arbre du vivant s’est vu enrichi d’un grand nombre de lignées majeures, notamment d’archéobactéries qui peuplent les sources d’eau chaude et le fond des océans, et qui sont l’objet d’hypothèses fondamentales pour la compréhension de la diversification ancestrale du vivant en trois règnes (bactéries, archéobactéries et eucaryotes).
En écologie au sens large, la capacité des approches ADNe à déceler et différencier les espèces cryptiques (impossibles à reconnaître sur la base de critères morphologiques) a été mise à profit dans une diversité d’environnements. C’est ainsi que l’expédition « Tara Océan », en couplant des analyses morphologiques et ADN, a révolutionné l’appréhension de la diversité du plancton dans les océans en révélant l’existence de quasiment quinze fois plus de lignées planctoniques que les 11 000 décrites auparavant.
Au-delà de l’invisible ou de l’inaccessible dans l’espace, l’exploitation de l’ADN contenu dans les sédiments permet également de reconstituer les communautés passées et d’inférer l’impact des changements locaux ou globaux. Des analyses pratiquées en rade de Brest ont montré le bouleversement des communautés de microalgues après la Seconde Guerre mondiale et l’introduction des intrants agricoles, tandis que l’analyse des communautés contemporaines d’insectes des forêts de pins reflète l’état de dépérissement de l’habitat face aux variations du climat.
Une mise en œuvre à la fois simple et précautionneuse
Pour commencer, il faut filtrer l’air ou l’eau, ou bien recueillir du sol ou du sédiment, mais cette démarche relativement simple s’accompagne de précautions extrêmes, car l’ADN contenu dans ces échantillons est souvent présent en très faible quantité. Au fond des mers, la vie est rare même si elle est très diverse, et l’ADN contenu dans une poignée de sédiment est présent en faible quantité par rapport à celui porté par les chercheurs, ou naturellement accumulé sur les postes de travail des bateaux. Il est souvent encore plus rare dans l’eau de mer, dans laquelle il se dégrade très vite après la mort des cellules. Il est donc essentiel de le préserver de possibles contaminations à partir de sources dont la teneur en ADN est bien plus élevée, comme les mains ou les postillons des manipulateurs par exemple.
Après les avoir précautionneusement conditionnés à l’abri des contaminations, et transportés en laboratoire, les échantillons sont soumis à une extraction de l’ADN environnemental grâce à diverses méthodes (chimiques, mécaniques, par filtration), en fonction de l’objectif et du substrat environnemental, que ce soit de l’eau douce, de mer, du sédiment, du sol… Une fois l’ADN extrait, il est utilisé pour fabriquer des « librairies » de différentes sortes en fonction de l’objectif scientifique et des organismes vivants ciblés.
L’environnement profond, cet inconnu
L’environnement marin, dans ses trois dimensions, est vaste : il représente plus de 95 % du biome terrestre. Obtenir une vision globale de la diversité qu’il renferme requiert des méthodes d’études standards dans ses différents compartiments et écosystèmes. L’un des intérêts des approches basées sur l’ADN est qu’elles permettent de mettre en commun les résultats obtenus par la communauté scientifique sur une diversité d’écosystèmes, comme un gigantesque puzzle qui prendrait forme au fur et à mesure que des pièces y sont ajoutées.
Pour ce faire, dans le cadre du projet « Pourquoi Pas les Abysses », comme cela avait été fait dans Tara Océan, nous avons développé une double approche pour caractériser à la fois les procaryotes (bactéries et des archéobactéries), unicellulaires, et les eucaryotes (protistes unicellulaires, animaux, champignons…). L’ensemble des organismes peut être étudié par la construction de « librairie de métabarcodes » ciblant de petits fragments de génomes permettant de reconnaître les espèces ou lignées entre elles, et pour affiner l’identification des procaryotes, leurs génomes complets sont reconstruits par des « librairies de métagénomes ».
Le métabarcode a nécessité un travail pilote en trois étapes. Dans un premier temps, il s’est agi de sélectionner les méthodes d’échantillonnage différentes pour la faune benthique (qui vit dans les fonds sédimentaires) ou pélagique (qui vit dans la colonne d’eau). L’ADN peut être archivé longtemps dans le sédiment, l’étape suivante a donc consisté à sélectionner une méthode d’extraction permettant de favoriser les inventaires de biodiversité contemporaine. Enfin, un jeu de sondes moléculaires sélectionne les barcodes qui révèlent la diversité à travers l’arbre du vivant, des bactéries aux animaux.
Ces protocoles, mis en œuvre par le projet « eDNAbyss », ont permis de générer des milliards de séquences sur des échantillons collectés de la Méditerranée à l’Océan Pacifique, de 300 à 10 000 mètres de profondeur.
À partir des premiers résultats, il a été possible d’associer les données de biodiversité benthique (associées au sédiment) incluant celles produites par les projets « Pourquoi pas les Abysses ? » et « eDNAbyss » aux inventaires ADNe de la biodiversité dans la colonne d’eau réalisés par Tara Océan. Les résultats ont mis en évidence plusieurs éléments majeurs dans notre compréhension de la distribution de la biodiversité marine. Ils ont révélé un niveau de diversité trois fois supérieur dans les communautés benthiques des sédiments par rapport à celles, pélagiques, de la colonne d’eau. Parmi cette grande diversité du fond de mer, plus d’un tiers est encore parfaitement inconnu : les barcodes ne correspondent à aucune espèce décrite incluse dans les bases de données de référence.
La comparaison des espèces de plancton présentes en surface et retrouvées dans le sédiment a également permis d’identifier des acteurs majeurs de la pompe à carbone biologique, un processus clef pour le climat.
Ce premier pas représente une encourageante démonstration de la capacité des approches basées sur l’ADN environnemental à permettre non seulement des inventaires standardisés et interopérables de diversité dans les trois dimensions de l’Océan, mais également une meilleure compréhension des grands processus auxquels ils contribuent. Et la majorité des résultats est encore en cours d’analyse…
Sophie Arnaud Haond, Chercheur, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.