La transparence sur les prix pourrait améliorer l’efficacité de la campagne de vaccination
Mi-décembre, peu avant le début de la campagne de vaccination contre la Covid-19 en Europe, Eva De Bleeker, secrétaire d’État belge au budget, a créé la polémique en publiant un tweet (retiré depuis) détaillant le prix des doses vendues par 6 laboratoires à la Belgique : des tarifs qui s’échelonnent entre 1,78 euro l’unité pour AstraZeneca à 14,68 euros pour Moderna.
Philippe Mahenc, Université de Montpellier et Alexandre Volle, Université Paris Dauphine – PSL
Cette publication a embarrassé la Commission européenne, en pleine négociation pour un achat massif. Un porte-parole cité par le journal Le Monde rappelait ainsi que « tout ce qui concerne des informations comme le prix des vaccins est couvert par la confidentialité », soulignant « une obligation très importante et une exigence contractuelle ».
Cette clause de confidentialité sur les prix des vaccins relève d’une stratégie commerciale qui néglige l’intérêt de la population, qu’elle soit consommatrice ou non des vaccins puisque, par le biais du régime de sécurité sociale, la population paiera finalement les prix des vaccins négociés par l’État.
En dissimulant les prix, l’État et les laboratoires privent les acheteurs de la possibilité d’acquérir de l’information sur l’efficacité des vaccins, comme nous le montrons dans nos recherches. Ce secret augmente en effet le risque que certains laboratoires adoptent des comportements opportunistes en fixant des prix qui ne reflètent pas l’efficacité réelle des vaccins.
L’importance d’un contrôle indépendant
Observant ces prix, le consommateur final pourrait analyser les signaux qu’ils transmettent, obtenir éventuellement de l’information supplémentaire sur l’efficacité des divers vaccins et, finalement, apprendre s’il est ou non victime d’éventuelles stratégies opportunistes de la part des laboratoires pharmaceutiques.
Cette confidentialité peut en outre laisser penser qu’elle dissimule d’autres informations sur le degré d’indépendance des certificateurs ou des contrôleurs de qualité. Dans un working paper récent, nous analysons l’interaction stratégique entre le signal en prix transmis par une industrie sur la qualité de ses produits (aux États dans le cas de la vaccination contre la Covid-19) et le contrôle de qualité par une tierce partie indépendante.
Nous montrons que, dans certains cas, ce contrôle (même imparfait) reste indispensable pour garantir la crédibilité du signal en prix, donc éliminer les comportements opportunistes. L’indépendance du contrôle est cruciale à cet égard. La précision du contrôle permet de réduire le coût du signal en prix pour l’industrie. Autrement dit, nous montrons que la présence de ce contrôle incite l’industrie à améliorer la qualité des produits en prévenant les comportements opportunistes. Or, si le certificateur et l’industrie ont des intérêts trop proches, alors le signal en prix n’est pas crédible et les acheteurs ne peuvent pas apprendre quelle est la qualité exacte du produit.
Pour que le signal en prix du marché soit crédible, il faut que le certificateur accorde une plus grande importance au bien-être social qu’au profit de l’industrie. En d’autres termes, il faut que la collusion entre le certificateur et l’industrie ne soit pas trop forte pour éviter que les prix du marché brouillent l’information sur la qualité des produits.
Un bien public
Justement, le traitement de la pandémie de Covid-19 est un bien public au sens économique du terme : protéger une personne contre le virus est un bienfait dont elle ne bénéficie pas à titre exclusif dans la mesure où les répercussions sont salutaires pour le reste de la communauté. L’efficacité d’un vaccin est aussi un bien public à l’échelon planétaire : en augmentant les chances de protéger un individu, on diminue les risques de contaminer le reste de la communauté internationale.
Plutôt que de raisonner de cette manière, les États considèrent le traitement de la pandémie comme une marchandise privée. Ils achètent les vaccins à des laboratoires pharmaceutiques qui ont le pouvoir de fixer à la fois le prix et la qualité de leurs marchandises. Les six laboratoires AstraZeneca, Johnson & Johnson, Sanofi/GSK, Curevac, Pfizer-BioNTech et Moderna ont déjà vendu leurs variantes anti-Covid du vaccin aux États européens avant même que ceux-ci connaissent la qualité réelle de chaque variante.
Les laboratoires restent des entreprises guidées par l’attrait du profit, qui segmentent le marché entre différentes variantes d’un même produit dont elles fixent les prix. En affichant l’efficacité de son vaccin, un laboratoire cible une clientèle particulière constituée par un ou plusieurs États.
Cette clientèle est plus ou moins captive selon sa richesse : ce sont les revenus que les gouvernements peuvent prélever auprès de leurs citoyens par l’intermédiaire d’un régime d’assurance sociale. La segmentation du marché permet aux laboratoires de relâcher la pression concurrentielle entre eux de manière à accroître leurs marges de profit.
Même si les acheteurs pâtissent de l’échange, il n’y a rien d’illégal à recourir à de telles stratégies dans la mesure où les entreprises n’ont pas besoin de s’entendre explicitement entre elles pour les mettre en œuvre. Les économistes qualifient ce régime concurrentiel de « monopolistique » ou « oligopolistique ». Ils ont depuis longtemps mis en garde contre les désagréments que l’on peut en attendre.
Les mécanismes du marché ne suffisent pas
Relisons, à titre d’exemple, un article théorique publié par le co-lauréat du prix « Nobel » d’économie 2001 Michael Spence pour ses travaux sur les marchés en situation d’asymétrie d’information (avec Joseph E. Stiglitz et George Akerlof). L’économiste américain montre qu’un marché de type monopolistique où les entreprises jouissent du pouvoir de fixer à la fois le prix et la qualité de leur produit ne permet pas d’organiser l’échange sur le marché de manière efficace.
L’efficacité à laquelle se réfère Spence est un critère auquel se soumet une institution « bienveillante » fictive qui défend l’intérêt général des agents économiques, consommateurs aussi bien qu’entrepreneurs. L’objectif de cette institution est donc de réaliser le plus grand bénéfice social possible. Au sujet de la protection contre une pandémie, une telle institution pourrait être l’Organisation mondiale de la santé si elle avait l’autorité pour réguler la production et la distribution des vaccins à travers le monde.
Par contraste, la logique de l’entreprise est de maximiser son profit en soutirant le plus d’argent possible à sa clientèle. En comparant cette logique à celle de l’institution bienveillante, Spence établit des déviances qui mettent en lumière l’inefficacité de l’entreprise.
En résumé, on ne peut pas compter sur le mécanisme exclusif du marché pour allouer les vaccins de manière efficace entre les États acheteurs. Ceux-ci ne peuvent se fier à une bienveillance illusoire des laboratoires. Plutôt que de traiter la protection contre le virus comme une marchandise, ils feraient mieux de la considérer pour ce qu’elle est fondamentalement : un bien public.
Philippe Mahenc, Professeur en sciences économiques (économie de l’environnement/organisation industrielle/économie agricole), Université de Montpellier et Alexandre Volle, Post-doctoral fellow at the Governance & Regulation Chair, Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.