[LUM#20] La ville prise à son jeu
Préférant l’espace public aux skate-parks, les amateurs de glisse urbaine investissent la ville en détournant le mobilier urbain au grès de leurs figures. La cité atout à gagner de cette expérience valorisée du corps en milieu urbain.
Les skate-parks n’y ont rien fait. Les amateurs de skateboard ou de BMX continuent de glisser le long des bancs ou sur les rampes d’escalier. « La tentative des pouvoirs publics de cantonner, dès les années 1990, ces activités à des lieux dédiés, comme on le voit pour tous les sports (les stades, les piscines), n’a jamais empêché les riders de continuer à pratiquer dans l’espace public. Cela vient d’une incompréhension de l’importance de l’expérience urbaine dans cette pratique », explique Thomas Riffaud, sociologue au laboratoire Santesih1 à l’Université de Montpellier. « Détourner le mobilier urbain, créer des figures dans des espaces qui ne sont pas là pour nous accueillir, jouer avec le regard des passants, tout cela contribue à l’aventure de la glisse urbaine », raconte celui qui a longtemps surfé sur les trottoirs.
« Cette pratique reconnecte à la ville »
Investir la ville comme un terrain de jeu est aussi une résistance à la norme d’une gestion urbaine qui se focalise sur l’efficacité des flux. Les riders dérangent la planification des déplacements des personnes et des transports. En s’appropriant les lieux publics le temps d’un ride, ils contestent même l’idée française d’un espace public qui n’appartiendrait à personne, selon Thomas Riffaud : « le skateur nous explique au contraire que l’espace public appartient à tout le monde, y compris à lui. Une vision qui dynamise les lieux publics aujourd’hui de plus en plus désertés, justement parce que de moins en moins de personnes se les approprie. » Une approche qu’on retrouve également chez les graffeurs.
« Sur la question du corps, cette pratique reconnecte à la ville car elle s’accompagne d’une connaissance très précise du milieu urbain », souligne le chercheur qui affirme reconnaître à l’oreille les places montpelliéraines Albert 1er ou Comé- die au bruit distinct que font les skates dans ces deux espaces. Ses enquêtes sociologiques réalisées auprès des riders montrent comment, dans leur choix de lieu, tous les sens sont investis : la vue pour la forme et la potentialité des figures, mais aussi le toucher pour la glisse, l’odeur même pour évaluer si l’inté- rêt de l’expérience justifie de supporter la puanteur par exemple… « S’adapter à un environnement urbain parfois hostile offre un rapport intime à la ville, une réelle affection pour le lieu où l’on vit », commente l’intéressé.
L’histoire donne raison aux skateurs
Plutôt qu’une revendication politique de l’espace public, Thomas Riffaud préfère parler d’une « intuition » pour qualifier l’opposition des riders à l’ordre urbain établi. « L’intérêt est aussi de porter un regard positif sur les rapports conflictuels entre skateurs et autres riverains : la mixité dans l’espace public crée des frictions mais c’est justement là qu’on apprend à vivre ensemble. » Et l’histoire donne raison aux skateurs. De plus en plus de municipalités, les skate friendly cities, utilisent ces activités pour redynamiser l’espace public déserté. Si ce mouvement est visible surtout en Europe du Nord ou en Australie, il arrive petit à petit en France. À Bordeaux en particulier, où – après négociations avec les riverains – les places du centre-ville sont ouvertes aux riders à des horaires dédiés. « Les cahiers des charges du mobilier urbain commencent à intégrer cette dimension : les bancs doivent non seulement accueillir des badauds mais aussi être assez résistants pour servir de support à la glisse ! », se réjouit l’amateur. Qui n’oublie pas que des municipalités continuent de bannir les skateurs à coup de verbalisations ou d’équipements urbains volontairement hostiles : pics et crans installés le long des surfaces propices à la glisse.
« Dans un pays qui incite les gens à faire toujours plus de sport, et alors que la population n’a jamais été autant urbaine, il y a une évidence à faire de la place aux activités physiques dans la ville », conclut Thomas Riffaud qui rappelle aussi que les skateurs contribuent à en donner une bonne image : « La belle photo – une belle figure dans un beau lieu – est le trophée recherché par les skateurs. Et avec l’avènement des réseaux sociaux, ils contribuent largement à donner une image valorisée du corps dans l’espace urbain. »
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- Santesih (UM)
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