Le Rassemblement national par ses électorats
Thierry Mariani en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), Sébastien Chenu dans les Hauts-de-France : les deux têtes de liste du parti le Rassemblement national (RN) sont au coude à coude avec les candidats Les Républicains (LR), Renaud Muselier et Xavier Bertand, devant La République en Marche (LREM) et des listes de gauche peinant à convaincre selon les sondages examinant l’intention de vote dans ces deux régions clefs de l’hexagone.
Arnaud Huc, Université de Montpellier
Au-delà d’un programme, d’élus ou encore de polémiques, le Rassemblement national est aussi ses électeurs. Pourtant, en dépassant le monolithisme apparent de l’électorat du RN que les sondages nous dévoilent, il est possible d’y observer la coexistence de plusieurs corps électoraux.
Aux élections présidentielles de 2017, deux corps électoraux principaux partageaient leur vote RN avec des électorats plus spécifiques : électorats ayant des sympathies royalistes, catholiques pratiquants, électorats des métiers du maintien de l’ordre, etc.
Les deux corps (principaux) du Rassemblement national abordés ici représentent quant à eux une part conséquente du vote RN et correspondent à des « idéaux types » géographiquement et idéologiquement distincts. Ils partagent néanmoins plusieurs traits communs : ils résident davantage dans le péri-urbain, travaillent plutôt dans le secteur privé et ont généralement un niveau de diplôme inférieur à la licence.
Plutôt que de montrer ces deux corps électoraux par les cartes, nous avons choisi de les montrer par les statistiques et par un moyen détourné, c’est-à-dire par les caractéristiques sociologiques des populations des communes où le vote RN est important.
Deux espaces du vote Rassemblement national
Les communes où ce vote est important partagent en effet certaines caractéristiques sociologiques. La relation entre ces variables et les résultats électoraux du RN peut d’ailleurs être mesurée par certains outils tels que la régression linéaire, l’analyse en composantes principales, ou l’analyse multi-niveau. La régression linéaire permet de vérifier comment évolue la variable « vote RN » lorsque d’autres variables comme la part de certaines CSP dans la commune évolue.
Il faut néanmoins prendre garde à ne pas établir de conclusions hâtives entre certaines caractéristiques de ces communes et le vote RN. En effet, à la différence des sondages ou des enquêtes en porte à porte, les outils utilisés ne portent pas sur des individus pris individuellement mais sur des agrégats statistiques. Ainsi, les relations mesurées ne sont pas pour autant des causalités et certaines variables en cachent parfois d’autres.
Afin d’illustrer cette dualité électorale du RN, nous avons choisi de l’étudier aux deux dernières échéances « nationales » (présidentielles de 2017, européennes de 2019) et dans deux régions qui constituent historiquement des « bastions » du vote RN : la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, où le vote FN s’y est ancré dès les années 1980 et les Haut-de-France, où il s’y est développé à partir des années 1990.
Sur ces deux territoires, il existe une corrélation très forte (0,945) entre le vote RN aux présidentielles de 2017 et aux européennes de 2019. Cela signifie que les communes où le vote RN était particulièrement haut en 2017 sont également celles où ce même vote était élevé en 2019 (les calculs sont pondérés par la population des communes afin que les petites communes ne soient pas surreprésentées).
Ces deux régions se ressemblent d’un point de vue électoral : le RN y ayant été en tête au premier tour de 2017. Marine Le Pen est arrivée en tête avec 27,17 % des suffrages exprimés en PACA et même 31,07 % (son plus bon résultat) dans les Hauts-de-France. Évidemment, ce ne sont pas les seules régions dans lesquelles le vote RN est important et l’étude de ces territoires n’a pas pour ambition de décrire le vote RN dans sa complexité et sa totalité.
Pour autant, dans ces deux régions, les bons résultats du RN n’ont pas lieu dans les communes aux mêmes caractéristiques sociologiques. Le vote RN est particulièrement important dans les communes où le pourcentage d’ouvriers est élevé dans les Hauts-de-France tandis qu’il est plus faible dans celles où la part d’artisans, commerçants et chefs d’entreprises sont nombreux. La relation est plutôt inverse en PACA (Graphique 1, à droite).
De même, les communes des Hauts-de-France où le vote RN est important ont une part d’habitants ayant un CAP/BEP plus forte qu’en PACA où le niveau de diplôme est globalement plus élevé (Graphique 1, à gauche). Ces différences décrivent des réalités sociologiques régionales distinctes mais aussi indirectement des électorats distincts, comme le soulignent les entretiens menés dans le cadre de mon travail de thèse sur chacun de ces terrains.
Les communes où le vote RN est élevé ne sont pas seulement distinctes sociologiquement, mais également « économiquement ». Le vote RN est celui de communes où le taux de ménages imposables est plutôt supérieur à la moyenne nationale en PACA, tandis que dans les Hauts-de-France, ce sont davantage les communes pauvres qui ont tendances à voter pour le RN que celles plus riches.
Il ne faut cependant pas y voir une opposition directe entre un vote RN des « riches » dans le sud et un vote RN des « pauvres » dans le Nord (Graphique 2). En effet, le vote RN du sud est plutôt celui de « classes moyennes » et on retrouve dans chacun de ces territoires des profils socio-économiques variés.
Il existe cependant bien une différence socio-économique entre ces électorats. Les électeurs RN de PACA sont plus proches d’un profil type d’artisans, petits patrons, indépendants ayant un niveau de richesse moyen, tandis que dans les Hauts-de-France le profil type de l’électeur RN est plus proche de celui de l’ouvrier ou de l’employé appartenant aux classes populaires. De plus, les communes des Hauts-de-France ayant un niveau de richesse comparable à celles où le vote RN est élevé en PACA ont tendance à être assez peu favorable au RN.
La dualité du RN
Cette différence socio-économique transparaît également dans le discours des électeurs du RN. Lorsqu’interviewés, les électeurs RN des Hauts-de-France sont plus prompts à mobiliser les thématiques des inégalités sociales, de la pauvreté, voire de la redistribution des richesses. Des discours que l’on retrouve plus facilement lorsqu’on discute avec les électeurs des partis de gauche. À l’inverse, les électeurs RN de PACA sont plus prompts à parler d’immigration, de fiscalité trop lourde, d’assistanat de certaines catégories de la population.
Cette dichotomie se retrouve également dans les parcours électoraux des électeurs RN. Certains électeurs RN du Pas-de-Calais considère le RN comme un parti « ouvrier » et certains votent par ailleurs pour des partis de gauche lorsque le RN n’est pas représenté au deuxième tour, plutôt que pour les partis de droite qui restent considérés comme des partis « pour les riches ». À l’inverse, les électeurs RN du sud ont plus souvent un passé électoral déjà marqué à droite et sont à l’aise avec les thématiques et le programme économique des partis de droite.
Là réside la dualité du RN. Celle-ci n’est pas nouvelle puisque certains sondages l’esquissaient déjà en 2013, tandis que le débat sur le « gaucho-lepénisme » et « l’ouvriéro-lepénisme » est ouvert depuis 1997.
Ce parti arrive ainsi à mobiliser des électorats dont les préoccupations politiques, économiques et sociales sont différentes, voire opposées. Paradoxalement, de nombreux électeurs RN des départements méditerranéens s’insurgent ainsi contre les « assistés », alors même qu’une partie des personnes qu’ils considèrent comme « assistées » donnent également leur vote pour le RN dans les départements septentrionaux en mobilisant des arguments sociaux visant à défendre « les petites gens » ou à augmenter le smic voire le RSA.
Cette dichotomie idéologique rejaillit en partie sur les élus de ces territoires et s’additionne à une division discursive entre les élus et les militants. En effet, les édiles du « sud » sont généralement moins portés sur les thématiques sociales que ceux du « nord » qui, à leur tour, mobilisent moins les thèmes liés à l’immigration ou aux impôts lors d’élections locales.
Ce décalage avait constitué l’une des causes de la scission de Florian Philippot en 2017, lorsque ce dernier défendait un positionnement du parti « ni gauche, ni droite » incluant un discours social relativement développé et une opposition très claire à l’Union européenne.
En face, la ligne plutôt « sud » défendue par Gilbert Collard et Marion Maréchal Le Pen visait plutôt à réunir la droite et à porter des idées compatibles avec les électeurs de la droite traditionnelle.
Depuis, Marion Maréchal (Le Pen) s’est aussi mise en retrait. Les thématiques clivantes (programme économique et social, relations avec l’Union européenne) sont quant à elles repassées en arrière-plan. Les deux corps du Rassemblement national, eux, demeurent.
Arnaud Huc, Chercheur associé, CEPEL, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.