Le vote métropolitain et ses fractures : l’exemple de Montpellier
Comment décrypter la carte des communes qui ont placé Jean-Luc Mélenchon en tête du premier tour de l’élection présidentielle ? Les bons résultats du candidat Insoumis, en particulier dans les quartiers populaires – par exemple 93 % en Seine-Saint-Denis ainsi que dans d’autres régions – interrogent la façon dont les grandes métropoles ont réagi aux élections et illustrent un clivage politique profond, que l’action civique et politique peut analyser.
Emmanuel Négrier, Université de Montpellier; Jean-Paul Volle, Université de Montpellier; Julien Audemard et Stéphane Coursière, Université de Montpellier
Ainsi une ville comme Montpellier s’est imposée comme la métropole leader du vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon en France. Le candidat de la France Insoumise y obtient 40,7 % des suffrages exprimés. À titre de comparaison, I dans les autres métropoles où il arrive en tête, Jean-Luc Mélenchon atteint 31,1 % à Marseille, 33,1 % à Nantes, 35,5 % à Strasbourg, 36,9 % à Toulouse et 40,5 % à Lille, seule autre métropole où son score avoisine celui réalisé à Montpellier.
L’identité sociologique de la ville
On peut d’abord expliquer le vote Mélenchon par l’identité sociologique de la ville de Montpellier, avec son taux de pauvreté de 27 % selon l’Insee en 2019, soit près du double de la moyenne nationale, qui entre en résonance avec la dimension sociale revendiquée par le candidat.
Ce constat se renforce à l’examen des votes bureau par bureau. S’il est vrai que les électeurs des quartiers populaires ont moins voté que la moyenne – il existe parfois des écarts de 20 points entre les quartiers où l’on vote le moins et ceux, plus bourgeois, où l’on vote le plus – leur mobilisation a dépassé les attentes, avec une participation supérieure à 50 % le plus souvent.
Dans ces quartiers, Jean-Luc Mélenchon est hégémonique. Par exemple, il atteint 77 % des voix dans le quartier emblématique du Petit Bard, avec 63 % de participation. Ce premier constat est conforté par le maintien, lui aussi inattendu, du vote jeune au cours de cette élection. En considérant la part considérable que Jean-Luc Mélenchon occupe dans le vote des 18-34 ans, on peut en déduire assez logiquement que, dans la jeune capitale héraultaise, il soit en position de force.
Un travail de médiation efficace
Cependant, ces variables n’ont rien de spécifiquement montpelliéraines et peinent à expliquer le surcroît de soutien en sa faveur. D’une part, les quartiers relevant de la politique de la ville ont fait l’objet, au cours de cette campagne, d’un intense travail de mobilisation. La proximité entre une situation vécue et un programme n’a rien d’automatique. Pour se transformer en motivation, il faut développer tout un travail de médiation, notamment territoriale, qui a porté ici ses fruits.
Ensuite, on peut noter que la campagne mélenchoniste, au-delà du travail dans les quartiers, s’est appuyée sur des ressources considérables : au meeting à l’Arena à Montpellier, le 13 février 2022 (8000 participants environ) s’est ajoutée une présence physique et symbolique importante dans l’espace public.
Cette hyper-présence a rendu légitime à Montpellier, peut-être de façon plus évidente qu’ailleurs, la voie du vote « utile » pour un électorat de gauche beaucoup plus composite que ne le supposent l’étiquette et le programme de la France Insoumise. Avec 40,7 % des voix, le 10 avril 2022, il atteint pratiquement le total des voix de gauche de l’élection présidentielle de 2017. Alors que le maire, Michael Delafosse, avait pris fait et cause pour Anne Hidalgo, celle-ci ne recueille que 2,3 % des voix, un score certes meilleur que sa moyenne nationale, mais calamiteux tout de même.
Une autre réalité dans l’Hérault
Mais la carte nous montre une autre réalité, au-delà des limites de la ville de Montpellier. Toujours dans l’Hérault, Jean-Luc Mélenchon arrive également en tête dans trois communes proches : Grabels, dont le maire René Revol est un proche de longue date du candidat, et où il atteint près de 30 % ; Juvignac, une ville longtemps typique d’un vote national, où une nouvelle population de locataires, jeunes, s’est récemment établie ; Murviel-lès-Montpellier, plus excentrée, gouvernée par une gauche écologiste, et marquée par d’importants combats en ce sens par le passé et plus récemment.
Sociologiquement, nous ne nous situons pas ici dans le cœur de cible citadin, jeune et populaire de LFI.
Trois motifs jouent pour l’ensemble du phénomène Mélenchon : la généralisation du vote utile de gauche en sa faveur ; l’existence de conditions objectives qui rendent le chemin plus évident qu’ailleurs ; la mobilisation des acteurs de terrain.
Ces facteurs expliquent aussi pourquoi le vote Mélenchon apparaît assez homogène d’une classe sociale à l’autre. C’est la grande différence avec le vote Le Pen. Sa pénétration dans les catégories supérieures, que l’on devine à son succès dans certains beaux quartiers montpelliérains – voisine avec un impact fort dans les quartiers populaires et jusque dans les communes éloignées de la capitale, ainsi qu’on le voit sur la carte, au nord. Trois territoires, trois sociologies qui expliquent la prouesse électorale de Jean-Luc Mélenchon LFI.
Une géographie électorale limpide
Trois territoires, cette fois pour trois candidats, c’est également ce que donne à voir la carte des candidats arrivés en tête au sein des communes de l’aire urbaine montpelliéraine. À côté du vote Mélenchon, les votes Macron et Le Pen dessinent une géographie électorale pour le moins limpide.
Le président de la République arrive ainsi en tête au sein de presque toutes les communes de la périphérie directe de Montpellier et plus au nord. Marine Le Pen déploie ses zones de force essentiellement au sud et à l’est de la ville, au sein des communes du littoral méditerranéen. Ces communes rassemblent pour l’essentiel un électorat âgé de petits propriétaires où le vote de droite et en particulier celui en faveur du Rassemblement national est très ancré. La corrélation entre les scores réalisés par Marine Le Pen au premier tour des élections présidentielles 2017 et 2022 à l’échelle des communes de l’aire urbaine montpelliéraine, très élevée (R=0,90), laisse transparaître la très grande stabilité des zones de force de la candidate d’extrême droite.
À l’opposé, au sein des communes de la première couronne périphérique se côtoient un électorat aisé, propriétaire et anciennement installé et un électorat plus jeune, résidant en habitat collectif récemment bâti pour répondre à l’expansion démographique de la métropole.
Un clivage interne à ces communes
Le profil de ces électorats correspond bien à ce que l’on connaît de la sociologie du vote Macron. L’analyse de la carte fait par ailleurs apparaître un clivage interne à ces communes. Si les villes situées au nord de Montpellier, dans sa périphérie directe, placent Jean-Luc Mélenchon en seconde position, Marine Le Pen le devance à mesure que l’on s’éloigne de la capitale régionale.
Ces zones recoupent le flot des primo-accédants à la propriété qui n’ont plus les moyens d’habiter la capitale, ni sa première couronne.
On observe également derrière ce clivage l’influence des dominantes politiques locales. Emmanuel Macron réalise des scores élevés au sein de communes gérées de longue date par la droite, comme à Castelnau-le-Lez – ville où l’ancien édile, le sénateur LR Jean-Pierre Grand, s’est prononcé en sa faveur.
La Grande-Motte, commune où le maire Stéphan Rossignol est pourtant le président de la fédération LR de l’Hérault et soutien de Valérie Pécresse, est la seule ville du littoral montpelliérain qui place le président sortant devant Marine Le Pen. Comme Jean-Luc Mélenchon à gauche, Emmanuel Macron profite sans nul doute du vote « utile » à droite : la corrélation de ses scores avec ceux de François Fillon au premier tour de la dernière présidentielle semble confirmer cette idée (R=0,55).
S’il reste faible à Montpellier, Emmanuel Macron profite néanmoins de la reconfiguration du vote de droite pour progresser au sein de l’électorat de la périphérie aisée montpelliéraine. Des trois candidats arrivés en tête, il est celui dont les scores progressent dans le plus grand nombre de villes de l’aire urbaine montpelliéraine.
Notre double focale sociale et politique permet donc d’invalider deux thèses complaisamment entretenues à propos du vote urbain : les populismes de gauche et de droite se renverraient dos-à-dos auprès d’un même électorat ; le vote périphérique serait géographiquement homogène.
Si l’on voit que le vote Mélenchon n’occupe pas les mêmes zones de force que le vote Le Pen, c’est parce qu’ils sont sociologiquement et politiquement distincts.
L’autre enseignement, valable à Montpellier comme dans les autres métropoles, est le décalage abyssal entre la politique nationale et la politique territoriale, pour l’essentiel gouvernée par des partis en déroute.
Emmanuel Négrier, Directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL, Université de Montpellier, Université de Montpellier; Jean-Paul Volle, Professeur émerite, Université de Montpellier; Julien Audemard, Associate research scientist et Stéphane Coursière, Ingénieur de recherche, cartographe, CEPEL, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.