L’élite « de l’anti-élitisme », un paradoxe français
Les résultats de l’élection présidentielle ont amené de nombreux observateurs à penser que la France serait divisée en trois pôles : un centre de gouvernement, une droite regroupant ses courants conservateurs et extrémistes et une gauche majoritairement ralliée à son pôle radical.
William Genieys, Sciences Po et Mohammad-Saïd Darviche, Université de Montpellier
Les variables de la sociologie électorale, l’abstentionnisme, le clivage entre générations ou modes de vie expliquent qu’il ne s’agit pas d’une simple répétition du scénario de 2017. En effet, la crise des « gilets jaunes » et celle du Covid-19 ont accentué le sentiment de « détestation » des hommes et des femmes politiques représentant les partis de gouvernement. Emmanuel Macron incarne particulièrement bien cette détestation.
Vers un alignement des discours contre les « élites » ?
Peu parmi ces analystes ont cependant souligné la victoire sans précédent des candidatures se revendiquant comme anti-élitiste.
Le terme « élite » vient du verbe eligere (« choisir »), terme latin en usage en France dès le XIIe siècle. À l’époque contemporaine, « élite » et « élitisme » désignent dans la communauté des hommes un certain nombre de personnes « élues » destinées à diriger les non-« élues » en y associant la notion de mérite. Par opposition à l’aristocratisme, l’élitisme a une connotation sociale et politique positive. L’anti-élitisme est une critique radicale de cette conception. Aujourd’hui appliqué à la vie politique, il se traduit par une remise en question du caractère « méritocratique » de la compétence donc la légitimité des élites de la démocratie représentative.
Nous qualifions ainsi les candidats ayant mobilisé durant la campagne la rhétorique de l’anti-élitisme. L’extrême droite, Éric Zemmour, Marine Le Pen, la droite souverainiste, Nicolas Dupont-Aignan, Jean Lassalle mais aussi les candidats de la gauche radicale, Jean-Luc Mélenchon, Philippe Poutou ou encore Nathalie Artaud ont vilipendé le pouvoir de « l’oligarchie », des « puissants », de la « finance », de la « caste », de « ceux d’en haut », etc.
Les candidats ayant mobilisée cette rhétorique au premier tour des élections présidentielles entre 2012 et 2022 ont obtenu un nombre de voix en constante progression : 33 % en 2012 ; 49,8 % : 2017 ; 61,1 % en 2022. Si on ne peut pas vraiment faire de lien de causalité entre cette rhétorique et ces scores, on peut supposer que cette rhétorique n’a pas choqué les électeurs au point de les dissuader de porter leur voix sur ces candidats.
Une rhétorique contre la démocratie représentative
Cette rhétorique anti-élitiste – relayée par les leaders populistes depuis plus d’une décennie – transcende le clivage droite-gauche.
Comme souligne Jacques Julliard le mouvement social de 1995 a été le moment historique qui a fait de la rhétorique anti-élitiste « l’un des topos obligatoires du discours politique ». Il n’a cessé depuis de devenir central pour les styles discursifs les plus radicaux de droite mais aussi de plus en plus de gauche, en particulier de La France insoumise. Gérald Bronner rappelle que même des professionnels de la politique pourtant plus modérés ne rechignent pas à faire usage de cette figure de la « démagogie cognitive ». Chacun se souviendra du « mon adversaire c’est le monde de la finance ! » lancé par François Hollande lors de la campagne électorale de 2012. Dans ce contexte, les arguments rationnels perdent droit de cité puisque même ceux qui doivent les porter s’en débarrassent au nom de la rentabilité électorale.
Dans cette perspective, l’oligarchie « des riches, la caste des politiciens » et les technocrates de « l’État profond (français ou bruxellois) » doivent partir. Cet appel à se débarrasser de l’élite est consubstantiel à la division du monde entre le (bon) peuple et la (méchante) élite. Le bien ne doit-il pas naturellement chasser le mal. Relevant habituellement du bagage conceptuel de l’extrême droite, cette réduction du combat politique à des catégories religieuses a aussi été théorisée par la gauche dite « radicale ».
La philosophe Chantal Mouffe appelle, ainsi, à la répudiation de la raison, fondement de la démocratie libérale, au profit de l’« énergie libidinale ». Elle propose de « mobiliser » cette énergie « malléable » contre l’oligarchie afin de « construire » le « peuple ». Dans cette perspective, les émotions et les affects devront se traduire par le rejet, comme le suggère le député François Ruffin, « physique et viscéral » de l’élite.
De surcroît, l’anti-élitisme est présenté comme discours politique permettant de « sauver » la démocratie. Pour ses promoteurs, l’élitisme contemporain contrarierait l’imaginaire égalitaire et occulterait les grands projets d’émancipation au profit de la mondialisation néolibérale.
La mobilisation du déclin des « grands récits »
Cet anti-élitisme puise sa force dans un contexte de déclin des « grands récits » (libéralisme, socialisme, etc.) et est aujourd’hui aisément récupéré par les tenants d’une critique de la démocratie représentative. Ce carburant idéologique des mouvements sociaux étêtés, tels que celui des « gilets jaunes », permet de mobiliser un électorat toujours plus large autour d’un prétendu clivage entre « bloc élitaire » et « bloc populaire ».
Le raisonnement de ces pourfendeurs de « l’oligarchie » repose sur une « terrible simplification » : le mythe de l’existence d’une élite « Consciente, Cohérente et Conspirante » (modèle de « 3 C ») critiqué par James Meisel en raison de la déformation de la théorie de la classe dirigeante de Gaetano Mosca. En effet, ce raccourci facilite l’association de tout type de médiation élitaire avec les théories complotistes.
Dans la stratégie discursive populiste, l’idée d’une élite unifiée maximisant ses intérêts concurrence fortement celle – plus en cohérence avec le pluralisme démocratique – d’une multiplicité de groupes élitaires en compétition pour le pouvoir politique, religieux social et économique.
Aux États-Unis, depuis l’administration de Georges Bush jr., des travaux ont évoqué le rôle d’une « élite de l’ombre » (shadow elite) qui aurait favorisé la deuxième guerre du Golfe. Toutefois, la démonstration de l’interpénétration des réseaux néoconservateurs et l’administration des affaires étrangères, repose sur un travail dont la scientificité est discutable. Une recherche, plus solide empiriquement, a ainsi démontré que, dans le cas de la réforme de l’assurance maladie, les groupes d’intérêts (big pharma, compagnies d’assurance, etc.) n’ont pas joué un tel rôle auprès de l’administration Obama. Pourtant, malgré le déficit de preuve, le mythe d’une élite omnipotente influençant l’ensemble des décisions démocratiques persiste. Dans un contexte de crise de confiance à l’égard des gouvernants, il renforce la croyance dans l’antiélitisme.
L’élite de l’anti-élitisme : une autre oligarchie ?
En poussant ce raisonnement sociologique, on pourrait établir que certains leaders mobilisant la rhétorique antiélitiste forment aussi une élite. Le diplomate britannique et ancien ministre conservateur, Georges Walden, la naissance d’une « caste supérieure de l’élite anti-élite » (upper-caste elite of anti-elitists) composée d’individus issus de milieux sociaux très privilégiés à l’image des premiers ministres David Cameron et de Boris Johnson. Tous deux issus sont les produits du cursus élitiste Eton-Oxford.
En France, l’élite anti-élite se caractérise par son profil de professionnel de la politique. Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon en constituent des exemples emblématiques comme le montrent leur carrière et leur leadership partisan. La première est une « héritière politique » entrée dans la carrière dès l’âge de 18 ans, avant de gravir tous les échelons du Front national avant de se présenter aux élections présidentielles depuis 2012. Le second est un « produit de la méritocratie » à la française, obtenant son CAPES en lettres modernes et intégrant en même temps le Parti socialiste en 1976.
Il a cumulé au cours de sa longue carrière politique les fonctions électives entre autres de député, de sénateur, de député européen et la fonction exécutive de ministre délégué à l’enseignement professionnel (2000-2002). Depuis la création de son propre parti (Le Parti de Gauche en 2008 devenu en 2016 la France insoumise), il s’est lui aussi présenté à trois reprises aux élections présidentielles. Par ailleurs, tous deux ont imposé un leadership incontesté sur leur parti politique comme en témoignent leur réélection continue à la direction. Cette main de fer sur l’organisation illustre la loi d’airain de l’oligarchie chère à Roberto Michels.
Les critères de la sociologie des élites, à savoir l’origine sociale, la formation, la trajectoire professionnelle, la durée de la carrière politique, cumul et le type des mandats, montrent, sans surprise, le peu de distance les séparant de celles et ceux qu’ils dénoncent.
William Genieys, Directeur de recherche CNRS au CEE, Sciences Po et Mohammad-Saïd Darviche, Maître de conférences, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.