[LUM#6] Le cancer, mal de la rupture

Dans le règne animal, le cancer frappe peu. Depuis toujours, les espèces ont évolué de façon à s’en protéger. Quand cette maladie prend de l’ampleur, c’est qu’une rupture avec l’environnement naturel s’est produite. Longévité extraordinaire, augmentation de la taille, exposition à des polluants… Décryptage.

Le cancer, un mal récent ? Brisons les idées reçues. Loin d’être nouvelle, l’inquiétante tumeur maligne est aussi ancienne que les organismes multicellulaires. Elle prend sa source au cœur-même de nos cellules. Au début d’un cancer, on trouve une cellule qui dérape, proliférant de manière anarchique, immortelle. Elle se reproduit, sourde aux signaux d’alerte de ses voisines et peut finir par former une tumeur maligne ou se propager à travers le corps. « Le cancer n’est pas quelque chose d’étranger à nous. Il matérialise un dysfonctionnement de notre propre organisme », explique Eric Assenat, responsable du département d’oncologie médicale du CHU Saint Eloi.

A la source de cette perte de contrôle : une modification de l’information génétique. « Soit du fait d’une erreur de copie, soit à cause d’éléments extérieurs : tabagisme, radiations, virus, bactéries, produits chimiques… », explique l’oncologue. Lorsque des mutations s’accumulent au sein d’une même cellule, elle devient cancéreuse.  

A chaque espèce sa stratégie

Contre cette défaillance, tous les êtres vivants multicellulaires ont mis en place des protections au fil de leur évolution. Les éléphants, par exemple, y sont très peu sujets. Un paradoxe. Ces animaux sont 50 à 100 fois plus lourds que les humains : leur grand nombre de cellules devrait entraîner un nombre important de mutations et donc plus de cancers. « En réalité, les éléphants ont évolué de manière à éviter certaines maladies cellulaires, dont le cancer, ayant dans chacune de leurs cellules dix-neuf copies du gène central dans la résistance à cette maladie. Si une copie est mutée, il en reste dix-huit potentiellement actives », décrit Michael Hochberg, écologue et chercheur à l’Institut des Sciences de l’Evolution de Montpellier (Isem).

A chaque type d’espèce sa stratégie de défense contre la maladie. La plupart des petits animaux meurent jeunes, avant l’accumulation d’anomalies génétiques dans les cellules. Quant aux grands animaux, ils vivent longtemps, mais ont mis en place au fil de leur évolution des mécanismes de protection anti-cancer. Résultat, « chez les animaux vivant dans leur habitat naturel, le risque de développer un cancer au cours de la vie est de l’ordre de 1 ou 2 %, et à notre connaissance ne dépasse pas 5 % », résume Michael Hochberg.

Ruptures avec l’environnement naturel

Comment se fait-il, alors, que l’incidence de cette maladie puisse parfois exploser ? « Quand le risque de développer un cancer au cours de la vie dépasse environ 5 %, c’est qu’il y a une perturbation de l’écologie de l’espèce. Chez les animaux, cela arrive pour des groupes en captivité, chez les animaux domestiques, parasités, ou bien dans des environnements pollués », explique Michael Hochberg (A framework for how environment contributes to cancer risk, in Ecology Letters, 2017).

Allongement anormal de la durée de la vie, exposition à des polluants, réduction du capital génétique, infection par des virus … Autant de ruptures avec l’environnement naturel, empêchant les mécanismes de protection mis en place par l’évolution d’entrer en jeu. Dans les zoos, les coupables sont variés : contraceptifs pour les guépards et tigres, virus cancérigènes pour les chiens de prairie, ou encore un capital génétique artificiellement réduit pour les diables de Tasmanie.

A l’état sauvage, quand le cancer frappe plusieurs individus, les polluants sont des suspects évidents. Comme chez les baleines blanches au Canada, contaminées par les métaux lourds et produits chimiques du Saint-Laurent. « Mais il n’est pas toujours aisé de démontrer le lien entre le cancer et la présence du polluant », tempère Michael Hochberg. Au sein d’une même espèce, le risque augmente également avec la taille. « Chez les humains, mesurer 10 cm de plus augmente le risque de cancer d’environ 5% chez les hommes et de 8% chez les femmes », détaille l’écologue.

Longévité

Mais la rupture reine, celle qui explique une grande part des cancers, c’est finalement la longévité. Car le risque s’accroît avec le nombre de mutations génétiques au cœur des cellules et donc avec l’âge. Les souris de laboratoire ont 40 % de risque de cancer au cours de leur vie parce que, protégées des prédateurs, infections et virus, elles atteignent un an ou bien plus, des âges canoniques !

Mécaniquement, la longévité humaine actuelle, extraordinaire, nous rend vulnérables face à ce mal. Aujourd’hui, 40% des Américains développent un cancer au cours de leur vie. En France, on dénombre 400 000 nouveaux cas chaque année. 150 000 personnes en décèdent, avec une moyenne d’âge entre 60 et 70 ans. « Si le cancer est devenu la première cause de mortalité, c’est aussi parce qu’on meurt moins d’autres causes », précise Eric Assenat.

Alors que faire contre cette maladie de la rupture, pour nous humains qui vivons dans un environnement si modifié ? Nous pouvons bien sûr ne pas fumer, boire moins d’alcool, réduire notre exposition aux UV et aux polluants, manger équilibré et avoir une activité physique. Et nous réjouir de perspectives potentiellement révolutionnaires du côté des traitements.

Peu de cancers au Paléolithique

Les écologues Michael Hochberg et Robert Noble, de l’Isem, ont élaboré un modèle mathématique pour déterminer l’incidence du cancer chez nos ancêtres chasseurs-cueilleurs (Le paradoxe de Peto et les cancer humains, in The royal society publishing, 2015). Plus petits, vivant entre 30 et 40 ans en moyenne, ils n’étaient pas exposés à des polluants. Verdict de l’algorithme : l’incidence du cancer au Paléolithique devait être de 5 à 10% en moyenne. Voire 1 % si l’on tient compte seulement des individus vivant jusqu’à 40 ans.

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