La micro-entreprise : une révolution silencieuse ?
Ce texte du professeur Michel Marchesnay est publié en partenariat avec la Revue Française de Gestion à l’occasion de ses 40 ans. « La petite entreprise : sortir de l’ignorance ? » a été classé parmi les 19 articles les plus influents de l’histoire de la revue.
Michel Marchesnay, Université de Montpellier
La troisième révolution industrielle est entrée dans la phase dite « intensive » d’innovations liées à la révolution numérique et cognitive. La « génération Z », hypermoderne, prône un individualisme cosmopolite de réseau, et remet en cause la société salariale comme la doxa managériale. Ainsi, l’esprit d’entreprise trouve un terreau favorable à son expansion : on lit que deux « jeunes » sur trois souhaiteraient créer leur entreprise, et que le micro-entrepreneuriat serait un gigantesque vivier d’emplois.
Étudier l’individu entrepreneur
L’individu qui entreprend, « chasseur » ou « chassé », investit ses « capacités », à son compte et à ses risques, dans un projet plus ou moins innovant (original), en escomptant un retour (monétaire, personnel, social, etc.). Il œuvre dans des microprojets, soit par contrainte (limite des ressources ou proximité du milieu), soit par conviction (singularité des capacités ou du marché). L’« entreprise », action organisée, est constituée au maximum d’une « équipe » interactive, laquelle, selon les cogniticiens, plafonne à quatre personnes, sept en cas de délégation ou de travail partiel.
En fait, la partie émergée ne comprend que le million d’entreprises individuelles ou apparentées, de l’artisanat aux professions libérales, des start-up hi-tech, aux food trucks, en passant par les vendeurs à la sauvette. Il faudrait en exclure les pseudo-entreprises (salariat de fait, prête-noms), et ajouter les crypto- entreprises « non déclarées », y compris les activités « illicites » (drogue, prostitution, contrebande, etc.). Mais la révolution numérique étend sans cesse l’entrepreneuriat aux échanges d’individus en réseau de l’économie collaborative, sociale, solidaire, etc. Un nombre entropique d’activités micro-entrepreneuriales se créent hors, voire contre le marché, induisant une nouvelle conception, non marchande, de l’échange.
Dès lors, un programme systématique de recherche micro-entrepreneuriale est à construire. Les parangons et paradigmes dominants en entrepreneuriat privilégient les travaux positivistes, centrés sur le traitement de faits afin de dégager des « conjonctions constantes » (Hume) susceptibles d’« infirmer » (Popper) les causalités tirées de la « littérature ». Cette approche d’empirisme logique, stuck in the middle entre induction et déduction, a le mérite de produire en rafales des recherches dites « de terrain ». Mais elle s’avère inapplicable en ce qui concerne le micro-entrepreneuriat, pour une raison d’ordre épistémologique : la démarche est d’abord individuelle et subjective, car elle est centrée sur l’individu et l’équipe.
Or, chaque individu a sa propre histoire, son ipséité, ce qui signifie qu’aucun autre individu ne lui ressemble, mais aussi qu’un même « fait » ne sera pas perçu de façon identique par « les autres » – ce qui infirme l’hypothèse d’objectivité des faits et d’interchangeabilité des individus. Chacun d’entre nous est de plus soumis à la contingence des évènements, de sorte qu’il évolue dans la durée, y compris sur ses propres perceptions.
Enfin, chacun fait la distinction entre ce qu’il déclare ouvertement comme persona et ce qu’il pense en son for intérieur comme anima (Jung), ce qui invalide largement les jugements déclaratifs. Ainsi, l’entrepreneur et son « équipe » confrontent leurs percepts, s’auto-organisent et, par la « conversation » (Aristote) construisent de concert, muddling through, la logique et la pratique d’action.
L’utilité de la psychologie cognitive
Travailler sur les micro-entreprises (et entrepreneurs) intéresse au premier chef les générations montantes. Les formateurs et les conseillers devront à un degré croissant adopter des méthodes en accord avec la révolution numérique et cognitive (par exemple, converser en vidéoconférence avec l’entrepreneur et son équipe). Dans cet esprit, le recours à des cas vivants – ce qui implique des liens étroits et suivis avec des clubs de micro-entrepreneurs- constitue un apprentissage à la maïeutique, à l’inquiry selon Peirce. À l’encontre du système éducatif français, il s’agit de détecter les problèmes plutôt que de donner « la » solution. Dans un univers complexe, dominé par la relativité des causes, l’évolutivité des effets et la pluralité des problèmes, les participants devront découvrir et appliquer des typologies et des grilles adaptées à chaque situation singulière.
Une telle approche est révélatrice de l’importance croissante en gestion des sciences humaines, ici la psychologie cognitive, comme outil d’aide à la compréhension des fondements de la décision, donc à l’amélioration de l’« utilité » (au sens de Mill et de James) du micro-entrepreneuriat. C’est au travers de permanences dans les cas rencontrés que l’on pourra attendre à terme une généralisation empirique et, – pourquoi pas ? – un modèle général, un archétype, de la micro-entreprise.
Michel Marchesnay, Professeur émérite, Économie, Stratégie, Entrepreneuriat, Université de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.