[LUM#14] Observer le deuil des babouins chacma

Le deuil ne s’arrête pas au seuil de la vie humaine. De nombreuses études rapportent les manifestations émotionnelles et physiologiques provoquées par la mort d’un proche chez les animaux. Illustration en Namibie où la primatologue montpelliéraine Elise Huchard explore le deuil des femelles babouins à la mort de leur petit.

L’expression « porter le deuil » aurait pu être inventée pour elles. Dans le parc naturel Tsaobis, aux portes du désert du Namib, des femelles babouins chacma ont été observées portant, pendant plusieurs jours, le petit cadavre de leur bébé mort. « Ce portage est très difficile pour elles, explique Elise Huchard, primatologue à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier (Isem*). Un bébé vivant va s’accrocher tout seul au ventre ou au dos de sa mère, là elles vont devoir le porter soit dans leur bouche, soit le soutenir en permanence avec un bras, ce qui rend leurs déplacements très compliqués. »

Un deuil à bras-le-corps

Chez ces babouins contraints à parcourir de grandes distances chaque jour pour se nourrir, le coût d’un tel comportement est important. Pourtant les femelles vont parfois porter le corps pendant une semaine, voire dix jours. « Elles le posent un petit peu pour aller manger mais dès qu’un autre individu s’approche elles reviennent précipitamment. Il arrive qu’elles le perdent au cours d’un conflit social par exemple. On a alors entendu des femelles émettre de véritables vocalisations de détresse » raconte l’éthologue.

La poursuite du toilettage est une autre manifestation du deuil, y compris lorsque, sous l’effet de la chaleur, le petit corps apparaît totalement momifié ou disloqué. Ou bien encore, l’examen des blessures ayant provoquée la mort, le plus souvent infligées par un mâle : « Dans les premières heures de la mort on va souvent voir les femelles mettre le doigt dans la blessure, la lécher. On les a vues enlever des débris de la bouche du bébé. » Des manifestations qui, selon la chercheuse, témoignent « très probablement » de la force du lien social entre une mère primate et son petit. « Quand il y a une rupture brutale et inattendue de ce lien, les mères ne peuvent pas le gérer d’un point de vue émotionnel. Rester en contact avec le corps de leur enfant peut les aider à faire face. »

Les chercheurs n’excluent pas que la mort d’individus adultes puisse également déclencher des manifestations de deuil, celles-ci s’avèrent juste plus difficiles à observer notamment parce les cadavres ne sont pas retrouvés. Une autre étude portant sur les babouins a néanmoins pu révéler, grâce à l’analyse des taux de cortisol présent dans les fèces, une augmentation du niveau de stress chez les femelles qui venaient de perdre une amie. « C’est une des rares études qui quantifie une réaction physiologique de stress en réaction à la mort d’un proche, précise Elise Huchard. Ces femelles auront alors plus de partenaires de toilettage que d’habitude ce qui les aide à retrouver plus rapidement leur niveau habituel d’hormones de stress. »

Le champ du deuil

Les manifestations de deuil chez les animaux en général restent un sujet encore relativement peu exploité en raison de leur nature même. Rares et imprévisibles, la mort et les réactions qu’elle suscite peuvent difficilement faire l’objet d’un projet spécifique comme le souligne la comportementaliste : « Pendant longtemps on a enregistré ces comportements dans le contexte de la routine de nos projets. Et puis dans les années 2010 a émergé un champ de recherche sur les réactions à la mort des animaux qui a été particulièrement florissant chez les primates. »

Un champ que Elise Huchard et ses collègues du Tsaobis baboon project souhaitent étendre en faisant de cette étude le coup d’envoi d’un véritable projet sur le long terme consacré à l’observation du deuil chez les babouins. Leur objectif : mettre en place un protocole permettant de quantifier sur plusieurs années l’ensemble de ces comportements. « On aimerait connaître l’impact que le deuil peut avoir sur la vie de ces femelles. Vont-elles se mettre en retrait socialement ou au contraire être plus sociales ? Va-t-on observer des comportements de consolation ou de compensation sociale de la part des autres individus du groupe ? Vont-elles manger moins ? L’intensité de la relation maternelle influence t-elle la durée du deuil… »

La mort dans l’âme…

Mais les primates sont-ils d’ailleurs les seuls mammifères sociaux à exprimer une réaction face à la mort ? Pour Elise Huchard la réponse est non. « Typiquement dans le cas des primates on a ce comportement flagrant de portage qui est une conséquence du fait qu’ils aient des mains. Il y a aussi un développement plus long chez ces espèces qui explique la force du lien mère-enfant, mais je pense que beaucoup d’animaux réagissent à la mort avec des manifestations plus ou moins évidentes. » Et de citer le cas de baleines ou d’orques restant en contact plusieurs jours avec le cadavre de leur petit ou d’éléphants retournant pendant des mois sur le lieu de la mort d’un proche.

Au bout de ces observations, une question, immanquablement, nous brûle les lèvres : ne faut-il pas y voir la preuve d’une conscience de la mort chez les animaux ? Pas si simple selon la spécialiste pour qui le fait de deuil « n’implique pas forcément un niveau élevé de conscience de la mort, mais c’est là en partie le champ des philosophes et leur apport sur des concepts aussi difficiles à manipuler que la conscience est extrêmement précieux pour des scientifiques comme nous ». Reste une certitude : ces babouins-là ne singent pas leur deuil.

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* Isem (UM – CNRS – IRD – EPHE)