Para athlètes : « Inspiration porn » et stéréotypes, le difficile accès aux sponsors

Alors que les Jeux paralympiques de Paris 2024 débutent, tous les athlètes participants n’ont pas bénéficié de sponsors, malgré l’importance cruciale de ce soutien pour s’engager pleinement et sereinement dans leur carrière sportive.

Yann Beldame, Université de Montpellier; Hélène Joncheray, Université Paris Cité; Rémi Richard, Université de Montpellier et Valentine Duquesne, Université Paris Cité

Crédits Freepik

Chez les athlètes paralympiques, l’accès aux sponsors ne dépend pas uniquement de la performance sportive… loin de là. Le handicap et son récit prennent souvent le pas sur la performance sportive en elle-même. Le problème ? Tous les handicaps et toutes les disciplines paralympiques ne seraient pas considérés comme inspirants par les personnes non handicapées ; de ce fait, certains parasportifs se retrouvent délaissés par les sponsors.

C’est ce qui ressort d’une enquête menée auprès de 15 sportifs paralympiques, présélectionnés pour les derniers Jeux de Tokyo, et de 42 membres de leurs staffs (directeurs sportifs, entraîneurs, kinésithérapeutes, préparateurs physiques et mentaux, médecins, assistants sportifs, guides, membres de la famille).

Une vision du parasportif déformée par les biais

Les entretiens menés pour l’enquête mettent en évidence que l’accès aux sponsors n’est pas uniquement – ni même principalement – lié à la performance sportive ; il est fortement dépendant du handicap, et surtout du type de reconnaissance qui lui est associé.

Deux catégories de parasportifs ont ainsi plus de chance d’être sponsorisés, comme le résume l’un des athlètes interviewés :

« En général, ce sont des amputés qui font très valides. […] Et même à la limite, si c’est une prothèse, il y a un peu de technologie, c’est beau, bionique. Ceux-là, les gens peuvent s’identifier, confie-t-il. Et après, il y a celui qui est sportif, mais qui fait un peu pitié, un double amputé, un petit bonhomme. Là, ce sera plus du sponsoring genre il faut l’aider, car il a du courage. »

Cette description correspond en fait à une vision du sportif en situation de handicap faussée par deux biais majeurs, définis dès 1989 par les sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (qui les avaient alors repérés dans le cadre d’études sur les classes populaires) : le populisme et le misérabilisme.

Le premier tend à esthétiser le corps handicapé et les parcours de vie des sportifs paralympiques, tout en les considérant comme des sortes de super-héros. Tandis que le second consiste à percevoir « toutes les différences comme autant de manques, toutes les altérités comme autant de moindre-être ».

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À l’intersection de ces deux biais, se situe « l’inspiration porn » : il s’agit de la tendance des personnes non handicapées à être inspirées par les personnes en situation de handicap, sur la base de leurs moindres faits et gestes, considérés comme exceptionnels, compte-tenu d’une situation de handicap elle-même supposée tragique. https://www.youtube.com/embed/SxrS7-I_sMQ?wmode=transparent&start=0 Conférence de la comédienne, journaliste et militante australienne des droits des personnes handicapées Stella Young sur l’inspiration porn et l’objectivation du handicap, TEDxSydney 2014.

L’inspiration porn combine ainsi le misérabilisme, qui présuppose que la vie des sportifs en situation de handicap est nécessairement plus dure et malheureuse que celle des sportifs non handicapés, et le populisme, qui transforme des personnes et des faits ordinaires en héros et actions exceptionnelles.

Un biais rejeté : le misérabilisme

Dans le parasport de haut niveau, le misérabilisme se retrouve par exemple dans les photos publiées dans les médias : d’après une étude de 2011 menée dans cinq pays européens, les sportifs paralympiques aux Jeux de Sydney (en 2000), d’Athènes (en 2004) ou de Pékin (en 2008), étaient photographiés dans des postures beaucoup moins actives que les athlètes non handicapés, renforçant ainsi la vision misérabiliste qui présente les personnes en situation de handicap comme des individus faibles et inactifs.

Si l’attendrissement et la compassion associés au misérabilisme peuvent encourager certains sponsors à financer des sportifs, ce biais est nettement dénoncé et rejeté par les athlètes et leur staff : certains regrettent que les médias dramatisent leur histoire et négligent leur parcours sportif, d’autres considèrent que les parasportifs sont souvent présentés comme des athlètes nécessairement malheureux, d’autres encore veulent avant tout être considérés comme des sportifs de haut niveau.

Le misérabilisme peut en outre avoir un effet contre-productif sur l’accès au sponsoring et nuirait même à certaines disciplines, comme la boccia – un sport qui s’apparente à la pétanque, mais se joue en fauteuil roulant, par équipe mixte, avec des balles en cuir. La raison ? L’intérêt engendré par le misérabilisme diminuerait lorsque le degré d’invalidité augmente. Autrement dit, un handicap léger vaut mieux, en termes d’intérêt et de sponsoring, qu’un handicap plus lourd et plus visible.

À cela s’ajoute le fait que la boccia n’a pas d’équivalent chez les personnes non handicapées, et qu’elle se révèle ainsi moins « inspirante » pour les valides : n’intégrant pas l’inspiration porn, ce sport est donc moins digne d’intérêt… et de financements.

Un biais risqué : le populisme

Échappatoire possible au misérabilisme : le rapprochement avec l’imaginaire du sportif cyborg, équipé de technologies de mobilité (fauteuil, prothèses).

Une étude, publiée en 2011, estimait d’ailleurs que plus le corps d’un sportif paralympique est éloigné de cet idéal, plus il est probable qu’un imaginaire tragique – plutôt qu’héroïque – se développe à propos de ce sportif, et que ce dernier soit victime de misérabilisme.

D’après l’enquête de l’INSEP et de l’Université de Montpellier, les sportifs paralympiques perçus en tant que cyborgs seraient en revanche bien préservés d’une représentation médiatique misérabiliste… mais l’exaltation autour de leurs capacités surhumaines les exposerait davantage à une représentation populiste de leur pratique.

L’étude de 2011 sur la couverture médiatique des parasportifs, évoquée précédemment, révélait d’ailleurs aussi une surreprésentation, dans les photos publiées, des athlètes en fauteuil roulant et/ou disposant de prothèses, et une sous-représentation des sportifs ayant des déficiences moins technologisées.

Au-delà des récits de sportifs cyborgs, une autre vision populiste des athlètes paralympiques consiste à les considérer comme des « supercrips » : des athlètes faisant un usage héroïque et performant de leur corps handicapé.

La thématique de la résilience par le sport est alors souvent mise en avant, autour d’un récit qui raconte et glorifie les qualités extraordinaires et héroïques d’un sportif paralympique – ainsi que ses exploits très spéciaux au-delà et malgré son handicap.

Un biais aux multiples risques : il prétend que les efforts individuels permettent de tout accomplir et gomme ainsi les injustices et les inégalités de chances entre sportifs non handicapés et handicapés.

Il répand en outre l’idée que seules les personnes extraordinaires peuvent réussir dans le parasport. Une vision loin d’être réaliste et qui retombe dans l’inspiration porn : les personnes non handicapées ont du mal à évaluer les capacités réelles des parasportifs, et projettent sur ces derniers des attentes souvent faibles, suscitant ainsi des éloges injustifiés.

Les parasportifs à la fois victimes et acteurs des biais

L’enquête dévoile cependant que les sportifs eux-mêmes, via la présentation qu’ils proposent aux médias, aux entreprises ou dans leurs publications sur les réseaux sociaux, ne cherchent pas forcément à s’opposer au populisme ou à l’inspiration porn… puisque ces biais leur permettent d’accéder aux sponsors.

« En fait mes résultats, ils s’en fichent un peu, c’est vraiment le sacrifice que je fais tous les jours qui a l’air de plus les intéresser », témoigne par exemple un nageur paralympique.

L’athlète se retrouve ainsi confronté à l’inspiration porn et est obligé de l’accepter puisque cette trame narrative de l’histoire est celle que les sponsors souhaitent vendre. Le dépassement de soi, l’aspect héroïque de la vie malgré le handicap, sont les sujets attendus par les sponsors et qu’ils préfèrent financer… et donc que mettent en scène les parasportifs.

Pour ces derniers, la question se pose ainsi : les sponsors leur attribuent-ils de l’argent en raison de l’admiration qu’ils éprouvent par rapport à leur expérience sportive malgré leur handicap, ou le financement récompense-t-il les efforts auxquels ils s’astreignent quotidiennement dans leur quête de médailles ?

L’étude met finalement en évidence deux résultats importants : d’une part, les normes sociales excluent les parasportifs les moins inspirants de l’accès aux sponsors ; d’autre part, elles les obligent à mettre en avant leur handicap plutôt que leurs performances sportives.

Un changement de prisme s’impose

Pour changer cette vision déformée par le misérabilisme, le populisme et l’inspiration porn, les sportifs interviewés ont des idées. À commencer par la suppression de la distinction entre sport et handisport. « L’objectif, c’est d’arriver au même niveau… enfin de devenir un sport. Pas un sport handicap, pas du handisport […], mais de devenir un sport comme les autres, explique par exemple un membre d’une équipe nationale de rugby-fauteuil. D’être au même niveau que les autres, qu’on puisse bénéficier des mêmes choses. » Il plaide également pour que le handicap devienne la norme.

Développer une « politique de la prise en compte de la différence » permettrait selon les chercheurs de l’Insep et de l’Université de Montpellier de reconnaître non pas seulement les parasports qui sont inspirants pour les personnes non handicapées, mais l’ensemble des parasports sur la base de l’unique expérience sportive.

En attendant un tel changement de perspective, la publication des sociologues ouvre déjà la voie à de nouvelles études. En particulier pour réfléchir à la dimension genrée des représentations des sportifs paralympiques et à son importance dans l’attribution des sponsors. Il serait intéressant par exemple d’orienter de nouvelles enquêtes vers une perspective intersectionnelle, afin d’analyser la façon dont s’articulent le genre et le handicap dans le processus d’accès des sportifs paralympiques aux sponsors.

Yann Beldame, Anthropologue, Université de Montpellier; Hélène Joncheray, Sociologue du sport, HDR, Université Paris Cité; Rémi Richard, Maître de Conférences en sociologie du sport et du handicap, Université de Montpellier et Valentine Duquesne, PhD en sociologie du sport, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.