Primaire : près d’un élève sur deux est scolarisé dans une classe “multi-âge”
Quand on évoque les classes où se côtoient des enfants d’âges différents, on pense en général aussitôt aux classes uniques des petites écoles rurales. Une association d’idées renforcée dans l’imaginaire collectif avec le succès, en 2002, du film de Nicolas Philibert, Être et avoir, où l’on pouvait suivre le quotidien d’élèves de Saint-Etienne-sur-Usson, en Auvergne.
Sylvie Jouan, Université de Montpellier
Mais les « classes multi-âges » ou « classes multi-niveaux » recouvrent en fait des réalités très variées. Le spectre va de ces classes uniques accompagnant les enfants de la petite section de maternelle au CM2 jusqu’aux classes ne comprenant que deux niveaux – ou classes à cours double. Ces configurations renvoient à des contextes et des fonctionnements forts différents et le poids de chacune d’entre elles s’est renversé au fil du temps.
Une réalité sous-estimée
Norme de la France rurale durant tout le XIXe siècle, perdurant la première moitié du XXe siècle, jusqu’à l’exode rural, la classe unique peut aujourd’hui être considérée comme une espèce en voie de disparition : d’après les chiffres de l’Éducation nationale, il ne restait plus en 2018 que 667 écoles à classe unique sur près de 15 000 écoles primaires publiques, soit moins de 4,5 %. Et ceci malgré des soutiens locaux forts puisqu’un village qui perd son école se sait en voie de désertification.
En parallèle, la classe à cours double, ou classe à double niveau, n’a cessé de se développer en milieu urbain, de sorte qu’il est faux aujourd’hui d’associer la classe multi-âge à la classe rurale. Les chiffres indiqués par les services statistiques du ministère sont là pour nous rappeler cette réalité ignorée : en France métropolitaine, c’est aujourd’hui près d’un enfant sur deux qui est scolarisé dans une classe mélangeant plusieurs niveaux (48,6 % à la rentrée 2015), rural et urbain confondus, précisément du fait de la présence des classes à double niveau en milieu urbain.
Il y a certes davantage d’élèves ruraux scolarisés en multi-âge, mais la réalité de ce type de regroupement touche bien aujourd’hui la totalité du territoire national – près de 40 % des élèves urbains sont scolarisés en classe multi-âge.
Le problème, c’est qu’une réalité aussi ignorée s’accompagne d’une absence de réflexion pédagogique sur l’intérêt que pourrait présenter ce type de regroupement, considéré le plus souvent comme une variable d’ajustement aux effectifs fluctuants d’élèves et au nombre de postes d’une école.
Coopération entre élèves
Pourtant, des études françaises sur les classes multiniveaux réalisées en milieu rural révèlent une réelle plus-value en matière de réussite scolaire, et ce d’autant plus que le nombre de niveaux est important.
Ce résultat va complètement à contre-courant des décisions d’un ministère qui n’a cessé, depuis les années 1960, de regrouper les petites classes rurales pour former des groupes plus homogènes. Avec un modèle en ligne de mire : le modèle de la classe urbaine à un seul niveau. Or cet objectif occulte encore aujourd’hui des résultats pourtant forts intéressants sur les pratiques pédagogiques développées en classe multiâge.
C’est le cas en ce qui concerne l’utilisation du temps : les élèves en classes multi-niveaux seraient ainsi moins souvent en situation d’attente. L’enseignant ne pouvant pas être avec chaque niveau en même temps, ces classes sont des lieux où s’inventent de nouveaux dispositifs d’entraide et d’autonomie, de sorte qu’on peut les considérer globalement comme des laboratoires d’innovation pédagogique.
Certains enseignants en milieu urbain l’ont bien compris en constituant, majoritairement en milieu populaire, des classes de « cycle », à trois niveaux, où l’hétérogénéité d’âges démultiplie les possibilités de coopération entre élèves, et notamment de tutorat.
Cycles scolaires
Inversement, la classe de double niveau, le plus souvent imposée pour lisser les effectifs d’élèves dans chaque classe d’une école, suscite beaucoup de réticences – chez les enseignants, qui y voient une surcharge de travail, comme chez les parents, qui craignent pour la réussite de leurs enfants.
Et la seule étude française sur les classes de double niveau ne vient pas apaiser ces craintes puisqu’elle ne montre aucun impact positif sur la réussite des élèves, sauf lorsque les enseignants ont choisi cette configuration et ont décidé de la répartition des élèves en tenant compte de ce facteur.
Ainsi, parce que la classe multi-âge constitue un véritable impensé du système éducatif français, on privilégie la configuration du double niveau, imposée par défaut quand on ne parvient pas à maintenir la classe à un seul cours, au détriment de la classe à au moins trois niveaux, là où la recherche nous inciterait plutôt à faire le contraire.
Une classe à trois niveaux permet de couvrir la totalité d’un cycle. Or ces fameux cycles d’apprentissage – qui structurent la scolarité des élèves depuis la loi d’orientation de 1989 – peinent toujours à être vraiment acceptés, alors qu’ils répondent à l’exigence tant vantée aujourd’hui de prise en compte des différences de rythmes d’apprentissage des élèves.
Laboratoire d’innovation
On peut pourtant considérer la classe multi-niveaux à grande hétérogénéité comme un moyen de rompre définitivement avec la méthode d’enseignement simultané, cette méthode héritée des écoles de Jean‑Baptiste de La Salle datant du XVIIe siècle consistant à faire faire la même chose à tous en même temps.
C’est la méthode que nous avons tous connue en tant qu’élèves du XXe siècle à chaque étape de notre scolarité, et dont nous devinons sans être de grands pédagogues qu’elle ne permet pas de prendre en compte la diversité des élèves : les élèves les plus rapides s’y ennuient tandis que ceux qui rencontrent des difficultés ne progressent pas à leur rythme.
Aussi, dire que la classe multi-âge constitue un laboratoire d’innovation pédagogique, c’est faire l’hypothèse que la réflexion sur le fonctionnement de ce type de classe, et en particulier sur ses outils d’autonomie et de différenciation, constitue un levier pour repenser l’organisation d’une classe répondant aux objectifs de cette école inclusive et bienveillante que l’on vise pour le XXIe siècle.
Sylvie Jouan, Professeure de philosophie, formatrice pédagogie/connaissance du système éducatif, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.