Quand réindustrialisation et coopétition vont de pair dans le monde des chaussures de sport
850 millions d’euros, telle est la somme que le gouvernement français a pris la décision d’engager pour favoriser une relocalisation industrielle sur le territoire national.
Frédéric Le Roy, Université de Montpellier et Camille Bildstein, Université de Montpellier
Priorité née de la crise Covid et des difficultés logistiques engendrées, elle a été encore réaffirmée par le président de la République à l’occasion du Mondial de l’automobile. Les deniers ont été utilisés à la suite d’appels à projets adressés à cinq secteurs considérés comme « critiques » : la santé, l’agroalimentaire, l’électronique, les intrants essentiels de l’industrie (chimie, matériaux, matières premières) et la 5G. 477 lauréats ont finalement été retenus.
Pour beaucoup cependant, à l’instar des économistes Elie Cohen et Pierre-André Buigues, auteurs récemment d’une tribune acide dans les colonnes du Monde, nous sommes loin du compte. Un des obstacles principaux reste celui des coûts de production, encore très élevés en France par rapport à ceux des pays émergents, un obstacle face auquel l’inflation et les craintes de pénurie d’énergie n’aident pas.
Coopération entre concurrents
Au-delà des aides de l’État, nos travaux de recherche, menés au sein du Coopetition Lab et de la Chaire Coo-innov, indiquent qu’une stratégie semble assez efficace et sans doute à promouvoir : la coopération entre concurrents, que l’on appelle parfois « coopétition ». Non seulement elle permet de diminuer les coûts en les mettant en commun car des concurrents produisent souvent à partir d’infrastructures similaires ; mais encore, le partage des connaissances offre la possibilité de lancer des programmes ambitieux et favorise l’innovation. Souvenons-nous sur ce dernier point comment les chercheurs de BioNtech et de Pfizer se sont rapidement entendus et ont croisé leurs connaissances pour créer ensemble le premier vaccin efficace contre le Covid.
La coopétition est une stratégie dont l’intérêt pour les entreprises est de plus en plus reconnu. Elle apparaît comme pertinente tout autant pour les projets menés par les grandes entreprises dans les secteurs de haute technologie, comme le projet Galileo, ou le développement de jeux vidéo chez Ubisoft, que pour les petites entreprises dans des secteurs traditionnels comme le vin.
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Un cas exemplaire de réussite de cette stratégie, autour d’un projet de réindustrialisation de l’hexagone, est celui de Salomon, Babolat et Millet, trois grands noms du secteur des chaussures de sport. Tous les trois, dans l’objectif de relocaliser leur production en France, se sont entendus pour faire produire une partie de leurs chaussures par le même sous-traitant, Chamatex, dans une même usine, qu’ils ont financée ensemble quelque part au nord de l’Ardèche, dans un petit village de moins de 2000 habitants.
Concurrencer l’Asie
En 2020, Chamatex, fabricant de textiles chimiques lançait le projet Advanced Shoe Factory 4.0 (dit plus rapidement « ASF 4.0 »). Après un an de travaux et 10 millions d’euros d’investissement, l’usine de chaussures de sport est inaugurée. Sa finalité ? Remettre la France au cœur de la production de chaussures et concurrencer l’Asie. Une partie des coûts d’investissements de l’usine a été supportée conjointement par trois entreprises clientes, à l’origine trois concurrents : Salomon, Babolat et Millet. Chacun a contribué à hauteur de 400 000 euros.
L’automatisation poussée de l’usine doit permettre d’obtenir une ligne de production flexible et de fabriquer plusieurs types de chaussures pour les trois marques concurrentes. Les chaussures de Babolat, Millet et Salomon qui seront produites par l’ASF 4.0 seront essentiellement constituées d’un tissu technique commun, le Matryx. Il enrobe de nouvelles chaussures plus légères, résistantes et dotées d’un maintien optimal et a été inventé initialement par Chamatex et Babolat. Millet et Salomon bénéficieront donc de la technologie mise au point par un concurrent.
Un simple cadeau de la part de Babolat ? Sans la coopération avec la concurrence, l’usine n’aurait pas pu voir le jour, puisque sa rentabilité repose sur la production de grandes quantités qui permettent de bénéficier d’économies d’échelle et d’amortir les investissements.
La modernité de l’usine permet par ailleurs des temps de production plus courts. À la conquête du marché européen, les trois concurrents partenaires pourront aussi faire preuve de réactivité. La production au plus près des consommateurs permet enfin de minimiser les coûts de transport sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement et les coûts environnementaux liés à l’empreinte carbone.
Contre-intuitif mais inspirant
À terme, l’usine devrait permettre de relocaliser près de 50 emplois en France. L’idée des porteurs de ce projet est de répliquer ce modèle d’usine mais surtout ce modèle coopétititif à d’autres zones géographiques, afin de continuer à relocaliser la production de chaussures en France.
La coopétition peut, certes, sembler contre-intuitive : a priori, les entreprises préfèrent développer leurs projets seules. Et si elles n’ont pas en leur sein les compétences ou ressources nécessaires, elles vont rechercher des partenariats avec des non-concurrents. On ne fait équipe avec des concurrents bien souvent qu’en dernier recours.
Reste que ce cas exemplaire montre sans ambiguïté que la coopétition, en permettant la baisse des coûts, la flexibilité et le partage des innovations s’avère une stratégie pertinente pour permettre la relocalisation en France des activités industrielles. Le gouvernement français aurait donc pu être attentif au fait que, dans les réponses d’appel à projets pour la relocalisation, des entreprises concurrentes soumettent ensemble une réponse plutôt que séparément.
Encourager ce type de stratégie, comme c’est le cas au sein des pôles de compétitivité, pourrait d’ailleurs être une autre méthode que l’appel à projets utilisé. Au-delà des incitations gouvernementales, le projet Chamatex pourrait être une source d’inspiration forte pour l’ensemble des industriels français.
Frédéric Le Roy, Professeur de Management Stratégique – Université de Montpellier et Montpellier Business School, Université de Montpellier et Camille Bildstein, Ingénieure d’étude, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.