Quiet quitting : ce que nous apprend TikTok sur les « démissionnaires silencieux »
Après le « big quit » ou grande démission, le quiet quitting ou démission silencieuse apparaît en juillet 2022. L’institut de sondage Gallup désigne avec ce terme les personnes qui « ne se surpassent pas au travail et se contentent de répondre à la description de leur poste ». La démission silencieuse reflète-t-elle un désengagement progressif de l’individu vis-à-vis de ses tâches professionnelles ? Serait-elle un préliminaire au changement professionnel ?
Sylvie Rascol-Boutard, Université de Montpellier et Aurélia El Yacoubi, Université de Montpellier
Pour tenter de comprendre ce phénomène censé être silencieux, nous sommes allées enquêter dans un endroit plutôt bruyant : TikTok. Y ont été analysées toutes les vidéos postées entre juillet et décembre 2022, ainsi que leurs commentaires, qui ressortaient en entrant les mots-clés « quiet quitting » ou « démission silencieuse ».
Les vidéos présentent une grande variété de profils, ce dans le monde entier. L’analyse textuelle manuelle puis automatisée que nous avons menée, et qui a fait l’objet d’une communication au congrès 2023 de l’Association francophone de gestion des ressources humaines (AGRH), a permis de mettre en lumière quelques traits majeurs du phénomène.
Raisonnables ou fainéants ?
« Ne plus s’investir », « pas d’implication », « se déconnecter des valeurs de l’entreprise », « se définir autrement que par le travail ». Celles et ceux s’inscrivant dans une démission silencieuse témoignent en premier lieu d’une perte de sens et d’un mal-être au travail. Les signes manifestes de cette démission silencieuse sont un désengagement, une démotivation, un détachement vis-à-vis du travail. Parmi leurs souhaits figurent la recherche d’un équilibre entre vie professionnelle et personnelle et un meilleur respect de leur sphère privée. La démission silencieuse peut même être présentée comme allant de soi : il s’agirait juste de « faire son travail normalement », de « travailler de manière raisonnée » ; elle est même revendiquée quelquefois avec virulence.
Certains continuent alors d’œuvrer normalement mais sans dépasser certaines limites qu’ils se fixent : « pas d’heure supplémentaire », « pas de tâches additionnelles ». Ils indiquent « faire le strict minimum » ; ils peuvent aussi, sciemment, « rendre les travaux en retard », ou même revendiquent un « non-respect des horaires ».
Beaucoup jouent avec les limites de ce qu’il est possible de (ne pas) faire. « Faire des pauses » est autorisé, mais en faire trop est peu professionnel, voire prohibé. La question est celle de la frontière, floue, entre ce qu’établit le salarié et ce qui est acceptable par l’employeur. Souvent, le démissionnaire silencieux est qualifié comme tel car la limite, si elle est franchie, l’est de façon difficilement perceptible ou peu répréhensible. On parle ici de comportements de « retrait ».
Des approches plus critiques vis-à-vis des démissionnaires silencieux émanent alors de personnes se présentant comme étant en position de management. Pour ces dernières, le démissionnaire silencieux est paresseux, « fainéant ». Il manquerait d’ambition, serait en train de « tromper son employeur ». Il aurait un comportement contre-productif, serait une perte de temps pour l’entreprise : d’ailleurs il « ne souhaite pas évoluer ».
Se mettre en retrait
Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer la démission silencieuse. La première est relative à une rémunération en deçà du niveau espéré étant donné le travail accompli : le souhait est de « travailler à la hauteur de [« son »] salaire ». Une injustice perçue serait ainsi réparée.
Une autre famille de raisons concerne la surcharge de travail ressentie. Le démissionnaire silencieux n’a « pas de temps, pas de vacances » ; il souffre de « surmenage ». Il peut également avoir pour sentiment qu’il n’a « pas de reconnaissance de [« son »] employeur sur [« son »] travail ». Certaines raisons invoquées concernent également des enjeux sociétaux auxquels ils réagissent : un « malaise profond [« inhérent au »] monde du travail » dans son ensemble ; une « réflexion et [une] remise en question post-Covid » ; ou encore la « suite de la grande démission ».
Quand cela prend la forme d’un comportement de retrait, est-ce une phase amont du changement professionnel ? Ces démissionnaires silencieux seraient, peut-être, dans un désinvestissement organisationnel progressif. Le comportement de retrait pourrait être une protection utilisée par l’individu, une stratégie de désinvestissement psychologique pour, par exemple, se prémunir d’un éventuel burn-out.
En attente d’un changement, nos tiktokeurs maintiendraient un niveau d’activité minimal. Ils pourraient également calculer leur implication au travail pour s’engager davantage dans leur sphère privée, nommant alors cette posture par un terme en vogue. Enfin, parce qu’ils seraient sur le départ, en fin de contrat par exemple, ils se désengageraient naturellement de l’organisation et de leur travail. Nous avons donc ici plusieurs hypothèses quant aux suites de leurs parcours qu’une recherche plus approfondie, longitudinale, permettrait de creuser.
Pour les RH repérer les signaux faibles
Cette recherche ouvre néanmoins des perspectives aux gestionnaires des ressources humaines pour détecter des transitions professionnelles avant leur survenue effective.
En amont d’un changement professionnel, des signaux faibles sont émis. La démission silencieuse pourrait être l’un d’entre eux. En identifiant le désinvestissement même peu apparent, le refus de prendre des responsabilités, de faire des heures supplémentaires, le gestionnaire des ressources humaines peut détecter les individus à réengager dans le collectif de travail. Il peut aussi faciliter leur transition professionnelle, qu’elle soit interne ou externe à l’organisation.
Notre recherche ne permet pas de conclure définitivement sur le long terme : les démissionnaires silencieux peuvent décider de partir ou pas, de continuer à se comporter ainsi ou pas. Et le réseau social étudié est non exempt de limites et de biais. La richesse des verbatim, la diversité des répondants, la cohérence des données et de leur analyse avec la littérature relative au changement professionnel en fait cependant un matériau tout à fait passionnant notamment pour appréhender un phénomène se revendiquant comme silencieux.
Sylvie Rascol-Boutard, Maître de conférences HDR en sciences de gestion, Université de Montpellier et Aurélia El Yacoubi, Doctorante en Sciences de Gestion, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.