Sur la route des éléphants
Et si la mémoire n’était finalement pas l’attribut le plus étonnant des éléphants ? Des chercheurs émettent l’hypothèse que les routes migratoires, empruntées chaque année par les troupeaux, pourraient être déterminées par un odorat exceptionnel, leur permettant de sentir la pluie de très loin.
© Stephanie Periquet / CNRS Photothèque
« C’est une odeur typique des systèmes écologiques dans lesquels nous nous situons. Celle de la terre mouillée après des mois de sécheresse sur laquelle éclatent soudainement de violents orages. Dans ces moments-là l’odeur est partout, très forte ! » Nous sommes en Afrique australe, à la frontière du Botswana et du Zimbabwe. Dans le parc national de Hwange, Simon Chamaillé-Jammes, chercheur au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive*, observe depuis presque 20 ans, non pas la pluie, mais les 40 000 éléphants qui peuplent cette aire protégée grande comme la Belgique.
Carte mémoire
40 000 éléphants eux aussi concernés par l’odeur de cette pluie qui devient vitale quand la grande sécheresse sévit, contraignant année après année les matriarches et leurs troupeaux à reprendre la route, en quête de cette eau si précieuse. Une grande migration toujours auréolée du mystère dans laquelle elle s’ancre : la mémoire des éléphants. Pour tenter de documenter ce phénomène, les chercheurs, en collaboration avec l’institution des parcs nationaux zimbabwéen, équipent depuis 2009 des éléphants avec des colliers GPS afin de les suivre pendant deux ou trois ans (Science direct – Novembre 2017).
Grâce à ce dispositif ils ont pu suivre pour la première fois les routes migratoires de ces géants traçant parfois des lignes droites sur plus de 250 kilomètres. Ils ont également découvert que certains groupes d’éléphants ne migraient pas du tout ; mais surtout ils ont pu confirmer que « les matriarches reproduisent les routes qui leur ont été transmises par leur mère, tout en s’ajustant aux conditions actuelles quand les points d’eau habituels sont asséchés », enrichissant probablement ainsi une mémoire qui pourra être mobilisée lorsqu’une nouvelle sécheresse se présentera.
Migration au pif
Une observation qui vient donc confirmer l’existence de cette légendaire mémoire d’éléphant, mais qui n’exclut pas pour autant la possibilité d’une autre explication : celle d’un odorat éléphantesque, capable de détecter la pluie à des dizaines de kilomètres voire davantage. « Cette odeur de terre mouillée si caractéristique est un cocktail de plusieurs molécules dont la géosmine que l’on peut reproduire synthétiquement, explique le chercheur. Nous avons donc réalisé des expériences sur des éléphants apprivoisés pour voir s’ils pouvaient sentir et identifier cette molécule. » Et la réponse est oui.
Pour compléter l’expérience et démontrer que les éléphants peuvent utiliser cette odeur comme guide lors d’un déplacement, les scientifiques prévoient de relâcher cette molécule dans l’environnement des éléphants apprivoisés afin d’observer leur réaction. « Certains chercheurs pensent qu’ils pourraient suivre l’odeur de la pluie à plus de 100 kilomètres, détaille Simon Chamaillé-Jammes. Ce dont nous sommes déjà certains c’est que ce n’est pas juste la mémoire ou juste la perception qui régit ces migrations mais bien les deux. Reste à savoir quel poids ils donnent à l’un ou l’autre. »
Éléphants sans frontière
Derrière l’intérêt écologique et scientifique de ces observations, un autre enjeu se dessine, celui de la conservation et de la gestion de ces espèces qui, pour migrer, n’hésitent pas à franchir les frontières bien artificielles des états. « Lorsqu’un éléphant migre, il va être compté et géré par le Zimbabwe puis quelques mois plus tard, il sera recensé par le Botswana alors qu’il s’agit du même animal. Cela révèle que la conservation ne peut absolument pas être pensée à l’échelle nationale » explique l’écologue.
Pour mieux gérer ces importantes populations d’éléphants, une immense zone de conservation transnationale appelée KAZA, et incluant notamment le parc de Hwange, a été crée entre le Botswana, le Zimbabwe, l’Angola, la Namibie et la Zambie. L’objectif ? Centraliser dans une seule et même institution l’ensemble des données relatives à ces espèces afin d’orienter au mieux les politiques de conservation en préservant notamment les corridors écologiques reliant entre elles les aires protégées. Une priorité pour ne plus entraver la route immémoriale des éléphants.
Pour un atlas mondial des migrations
Partout sur la planète des animaux migrent. Si les migrations des gnous du Serengeti sont devenues célèbres par les masses qu’elles déplacent, d’autres se sont faites plus discrètes sous la pression anthropique. « Il y a un vrai problème de conservation de ce phénomène parce qu’on a des infrastructures, des routes, des clôtures qui se construisent sur les routes migratoires » souligne Simon Chamaillé-Jammes. Face à cette menace, une centaine de chercheurs, des ONG de conservation et la Convention sur les espèces migratoires des Nations Unies (CMS) ont donc lancé en mai dernier le projet d’un grand atlas mondial des migrations des ongulés basé sur des données GPS et sur les savoirs locaux (Science – 7/05/2021).
Objectif : faire de cet atlas un outil à destination des décideurs afin de les inciter à prendre en compte les tracés des migrations lors de la construction de grosses infrastructures. « C’est peut-être utopique mais ces constructions sont parfois financées par la banque mondiale, le FMI, ce genre de grosses institutions qui pourraient éventuellement s’emparer de cet atlas pour ajuster les choses » espère Simon Chamaillé-Jammes.