La télémédecine pour tous, c’est pour demain…
Les initiatives de télémédecine se multiplient un peu partout en France. Elles donnent lieu, chaque fois, à une large médiatisation. Ces derniers jours, on a célébré la plate-forme Santé Landes installée à Mont-de-Marsan ou encore l’équipement dont s’est doté une maison de retraite médicalisée à Chartres.
Roxana Ologeanu-Taddei, Université de Montpellier et David Morquin, Université de Montpellier
Le premier ministre a pourtant mis en avant les bienfaits de la télémédecine lors de la présentation de son plan de lutte contre les déserts médicaux, le 13 octobre. En septembre déjà, la Cour des comptes rappelait dans son rapport sur le sujet les nombreux bénéfices escomptés de cette nouvelle pratique de la médecine par écrans interposés : la modernisation du système de santé, les économies à travers la mise en place de la télésurveillance des patients, l’amélioration de la prise en charge des personnes vivant dans des territoires isolés ou en situation de détention. La Cour soulignait toutefois le fait que les expérimentations menées ces dernières années constituaient des initiatives hétérogènes, aboutissant à « des résultats modestes ».
D’où viennent ces résultats décevants, et surtout, comment les améliorer ? Nous pensons qu’un facteur clé tient à une vision trop idyllique de la télémédecine. Le recours à cette pratique est invoqué à la façon d’une « pensée magique », niant les problèmes qui jaillissent face à tout changement à la fois technique et organisationnel.
La vision simpliste d’une pratique inchangée mais à distance
La définition de la télémédecine retenue par l’article L6361-1 du code de la santé publique, qu’on retrouve dans beaucoup d’articles scientifiques, est éloquente. Il s’agit « d’une forme de pratique médicale à distance utilisant les technologies de l’information et de la communication ». Ces termes entretiennent la vision simpliste d’une pratique clinique inchangée qui se passerait juste « à distance ». Ils sous-estiment la transformation de la pratique elle-même par son informatisation. Cet obstacle se dresse immanquablement au moment où l’expérimentation réussie doit être transformée en un système pérenne. Il faut alors s’attaquer à des aspects pragmatiques moins valorisants et plus fastidieux.
Le nouveau logiciel de télémédecine adopté par un établissement, par exemple, doit s’insérer dans l’écosystème technologique existant. On rêve en effet d’une médecine « dématérialisée » mais celle-ci pose en réalité des problèmes tout à fait matériels : la capacité de mémoire nécessaire, la compatibilité avec les programmes déjà installés (système d’exploitation, versions du navigateur et autres applicatifs pour la bureautique), le débit nécessaire pour le transfert des données, la sécurité des transmissions de données, la procédure de sauvegarde et l’hébergement des données.
Lors de l’annonce du plan contre les déserts médicaux, le premier ministre a d’ailleurs relevé l’importance de la connexion Internet, affirmant que le problème serait résolu par la future couverture totale du territoire.
12 logiciels différents pour la prise en charge de l’AVC
Le choix du logiciel est une autre question pragmatique qui se pose quand on décide de se lancer dans la télémédecine. L’observatoire du référencement des Éditeurs de logiciels et intégrateurs du marché de la santé (RELIMS) rapporte une grande diversité dans le secteur de la santé, avec 301 sociétés inscrites et 840 logiciels disponibles déclarés sur le marché français. Pas moins de 135 éditeurs proposent, par exemple, des logiciels pour l’hospitalisation à domicile ! Et si l’on regarde un segment très spécifique comme les dispositifs de télémédecine dans la prise en charge de l’accident vasculaire cérébral (AVC), il existe actuellement 12 logiciels différents… Cette multiplicité pose la question de leur pérennité et des conséquences pour les clients en cas de faillite de l’éditeur – comment récupérer les données, par exemple.
Quels peuvent être les critères de choix objectifs ? L’un pourrait être la certification selon une des normes internationales de qualité (ISO), comme dans d’autres secteurs économiques. Il existe même des normes ISO spécifiques pour les logiciels de santé. Mais les éditeurs ne s’y intéressent pas beaucoup, ou pas encore – et cela est valable partout dans le monde. La plate-forme britannique de télémédecine SOS se targue ainsi d’avoir été, en 2015, la première entreprise certifiée dans le monde selon la norme ISO pour la qualité du service dans la télémédecine.
En France, la Haute Autorité de santé (HAS) n’a pas mis en place de certification spécifique. Aucune obligation réglementaire n’existe, à l’exception des logiciels visant à être certifiés comme dispositifs médicaux, ce qui ouvre droit au remboursement par l’Assurance Maladie. Actuellement, seule une application dédiée au diabète, Diabeo, a obtenu cette certification. La HAS a publié récemment un référentiel de bonnes pratiques pour les logiciels et application dans la « santé mobile », mais elles n’ont pas de caractère obligatoire. À la lecture de ce guide, les clients et utilisateurs potentiels apprennent que l’évaluation de la fiabilité, de la sécurité et du service rendu deviennent indispensables pour ces logiciels. Or, la documentation des éditeurs fournit peu de garanties sur ces critères.
L’ergonomie et la facilité d’usage figurent parmi les exigences qui devraient s’appliquer à tous les logiciels, comme le rappelle d’ailleurs le guide de la HAS. Il s’agit d’éviter les risques d’erreur associés à une mauvaise utilisation, ou simplement la perte de temps lié à un nombre important de clics. En 2012 déjà, une étude internationale avait montré que 17 % des incidents liés à la sécurité de la prise en charge des patients étaient imputables à des problèmes d’ergonomie du logiciel utilisé. De nombreux articles insistent sur les « erreurs silencieuses » engendrées par la ressaisie d’informations, l’ergonomie défaillante ou le contournement par les soignants de logiciels inadaptés aux processus de travail.
Des logiciels incompatibles entre eux
Un dernier aspect très pragmatique qui compromet l’essor de la télémédecine tient aux incompatibilités entre des logiciels incapables d’échanger automatiquement des données entre eux. Ce défaut d’interopérabilité technique et sémantique (signification de l’information) entre logiciels pose un problème croissant avec leur multiplication dans des buts et sur des supports différents, depuis le dossier informatisé du patient jusqu’aux logiciels liés à des appareils médicaux. Ces logiciels s’accumulent en mille-feuilles, entraînant une surcharge de travail pour les professionnels de santé.
Au Québec, l’absence d’interopérabilité entre les différents logiciels servant de support au dossier informatisé du patient a posé de gros problèmes. Le ministre de la Santé à donc décidé il y a deux ans que tous les hôpitaux de la province doivent migrer vers un logiciel unique. En France, une telle décision à l’échelle nationale n’est pas possible en raison de la circulaire de 1989 sur l’informatisation des hôpitaux publics laissant la possibilité aux établissements de choisir leur fournisseur informatique.
Aujourd’hui, il y a deux solutions pour faciliter l’échange de données entre les logiciels. Soit imposer une norme à l’ensemble des éditeurs, ce que la HAS pourrait décider de faire. Soit imposer un logiciel unique sur tout le territoire, ce qui paraît difficile en raison de la circulaire évoquée plus haut.
Quelle responsabilité pour les éditeurs de logiciels, en cas de problème chez un patient ?
Une autre question se pose, avec la généralisation attendue de la télémédecine. En cas de problème chez un patient lié à un défaut de l’informatique, qui est responsable : les professionnels de santé, les éditeurs du logiciel ? Jusqu’où les éditeurs peuvent-ils être mis en cause si leur logiciel tombe en panne ou ne fonctionne pas comme prévu ? Rappelons qu’en 2011 le décès d’une patiente a été imputé à une erreur logicielle. Le représentant des éditeurs, le délégué de Les entreprises des systèmes d’information sanitaires et sociaux (LESIS), avait remis en question la formation et les bonnes pratiques dans l’utilisation de ces logiciels. Cet cet accident a cependant abouti, à partir de 2014, à la certification par la HAS des logiciels d’aide à la prescription.
Pour l’implémentation de la télémédecine, là encore, un guide de bonnes pratiques existe. Loin d’en donner une vision idyllique, il laisse entrevoir le parcours de saut d’obstacles qu’un tel projet représente. Ainsi souligne-t-il l’importance de prendre en compte les ressources humaines pour la maintenance et l’assistance technique, ainsi que pour la coordination entre les professionnels. Car la plus grande erreur consiste à imaginer que la technologie, par l’automatisation du traitement de données, répondrait à elle seule à tous ces besoins.
Le premier ministre a cité, dans son plan de lutte contre les déserts médicaux, l’exemple du diagnostic à distance d’un grain de beauté, ou télédermatologie. Pour le rendre possible, il reste à concevoir des logiciels fiables, mettre en place des « entrepôts » pour stocker les photos de grains de beauté des patients, définir un protocole technico-médical basé sur des études cliniques – par exemple définir la résolution minimale pour que la photo soit exploitable – et coordonner des professionnels à même de réaliser le diagnostic.
Ainsi, les miracles de la télémédecine ne vont pas s’accomplir sous nos yeux comme par magie. Ils impliquent des changements techniques et organisationnels. Et dans ces domaines là, tout reste à construire.
Roxana Ologeanu-Taddei, Maitre de conférence habilitée à diriger des recherches en Sciences de gestion à Polytech Montpellier, Université de Montpellier et David Morquin, Praticien hospitalier au CHU de Montpellier, doctorant, Université de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.