Télémédecine, e-santé : pourquoi ça coince ?

Objets connectés et Internet des objets, algorithmes de diagnostic liés à l’essor de l’Intelligence artificielle (IA), blockchain… Dans le secteur de la santé comme ailleurs, les nouvelles technologies se multiplient, ouvrant des perspectives prometteuses pour la télémédecine et l’e-santé.

Roxana Ologeanu-Taddei, Université de Montpellier

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Cette nouvelle vague technologique suscite de nouveaux espoirs, pourtant les avancées promises par la précédente peinent encore à se concrétiser. Comment expliquer ces blocages ? Et comment amener patients et professionnels de santé vers ces nouveaux usages ?

Les technologies n’existent que dans l’usage

Développés depuis de nombreuses années, les systèmes d’information cliniques tels le dossier patient informatisé ou les nombreux systèmes spécialisés de télémédecine, tels que ceux destinés à assurer le suivi des patients à domicile (en cardiologie par exemple) ne donnent pas encore lieux à des usages pérennes. Pas plus qu’ils n’ont permis l’émergence de nouveaux modèles d’affaires pour les entreprises qui les proposent.

Il en va de même pour le dossier médical partagé (DMP). Si ce dernier a constitué une des actualités chaudes de la fin d’année 2018, c’est avant tout en termes d’usages proposés aux professionnels de santé et aux patients. Car du point de vue technique, il s’agit d’un projet qui évolue depuis plus de 10 ans… Comment expliquer cette lenteur ? Tout est question d’usage, justement.

Les technologies n’existent que dans l’usage : si innovation il y a, elle ne provient pas tant de la technologie en elle-même que de son usage. Une erreur courante, bien connue dans le secteur des technologies de l’information, consiste à penser qu’il suffit de construire une technologie pour attirer des utilisateurs (« build it and they will come »). Cependant la réalité est bien différente.

Aujourd’hui comme hier, l’erreur à éviter est de se concentrer sur le potentiel d’innovation technique des nouvelles technologies, sans chercher à lever les barrières identifiées de longue date, mises en évidence lors de l’introduction des avancées technologiques plus anciennes. Le risque le plus important que fait courir cette attitude est de perdre les utilisateurs, et notamment le patient.

Une interopérabilité limitée

Une première barrière, qui existe en France et dans d’autres pays, est celle de l’absence d’interopérabilité, à savoir l’absence de partage de données entre les différents logiciels existants, basées sur des normes telles les normes ISO. Concrètement, si un professionnel de santé choisit un logiciel pour le suivi de ses patients à domicile par exemple, les données saisies, stockées et traités par ce logiciel ne pourront pas être partagées avec les utilisateurs d’autres logiciels concurrents sans passer par le développement d’une interface spécifique.

Or l’offre de logiciels est pléthorique et fragmentée, non seulement par spécialité, mais aussi selon les pays (rien qu’en France, il existe par exemple actuellement en France plus de 50 applications pour le suivi du diabète). Cette situation est bien évidemment un frein au développement de l’utilisation de ces logiciels : si le patient est suivi par un professionnel A avec le logiciel X et par le professionnel Y avec un autre logiciel et que les données le concernant ne peuvent être partagées pour sa prise en charge globale, l’utilité est limitée…

Un retour sur investissement difficile à évaluer

Une seconde barrière est tout simplement liée aux coûts de ces logiciels, alors que les établissements de santé sont soumis à des réductions de budgets importants. En outre, les gains apportés par leur acquisition sont difficiles à estimer, en raison du paradoxe de la productivité des technologies de l’information : les logiciels n’étant pas assimilables à des machines de production, il est difficile de mesurer les retours sur investissements associés, malgré les promesses des éditeurs qui les promeuvent.

Une étude récente identifie plusieurs facteurs considérés par les entreprises clientes, tous secteurs confondus, comme des barrières à la réalisation des retours sur investissements : les coûts exponentiels de la maintenance ; l’intégration des évolutions et nouvelles versions ; le besoin en temps humain pour la gestion et la maintenance ; les coûts trop élevés par rapport aux bénéfices réalisés ; la complexité de l’usage.

Cela veut-il dire que ces logiciels et applications sont voués à l’échec ? Pas nécessairement. Il faudrait surtout moins se focaliser sur les retours sur investissements et les remplacer par de nouvelles propositions de valeur pour le client. Par exemple, dans le secteur de la santé, les progrès des technologies de l’information ouvrent la perspective de pouvoir suivre les patients à domicile de façon efficace et sécurisée, en limitant les séjours hospitaliers.

L’importance de la qualité des données

Une troisième barrière est liée à l’importance de l’information et de la donnée dans l’usage de ces logiciels. Afin d’assurer la qualité des données, il est nécessaire d’élaborer une architecture de l’information rigoureuse, qui permettra de classer correctement les informations. Il faut aussi s’assurer de la qualité des données saisies ou captées (par exemple, est-ce que les informations concernant l’historique santé du patient ont été saisies dans le champ adéquat, au sein du formulaire de saisie, et indexées dans la bonne rubrique dans la base de données ?), ce qui requiert de compléter et « nettoyer » les bases de données pour y inclure les données manquantes, rectifier celles qui ont été mal saisies ou supprimer celles qui sont redondantes.

Ce travail nécessite du temps humain, et c’est une tâche récurrente. Les établissements de santé et les professionnels de santé, qui sont par ailleurs en surcharge de travail, doivent la prendre en compte.

Enfin, une dernière barrière est liée tout simplement à la disponibilité d’un réseau Internet fiable et performant sur l’ensemble du territoire. C’est en effet dans les territoires ruraux et les déserts médicaux que l’accès à Internet pose problème, précisément là où ces technologies pourraient être le plus utile…

Des technologies peu connues des patients

Au-delà de ces barrières, il est nécessaire de ne pas oublier le principal intéressé : l’utilisateur final, à savoir le patient ! Or, justement, les résultats d’une enquête récente menée par Carte Blanche Partenaires, la Société française de télémédecine (SFT) et le laboratoire MRM de l’université de Montpellier, en partenariat avec France Assos Santé et Formatic Santé, révèlent que presque la moitié des personnes interrogées (45 % des 8050 répondants) ne connaissent pas la télémédecine.

Le taux des personnes ayant expérimenté la téléconsultation ou la télésurveillance est très faible : en dessous de 1 %, alors que la télémédecine intègre l’utilisation de logiciels « anciens » et que les pratiques de télémédecine sont encadrées légalement depuis plusieurs années. Cette méconnaissance semble être comblée par un repli sur la relation de confiance avec le médecin de famille, dans le traditionnel colloque singulier.

La peur de la perte de contact, et d’une médecine à deux vitesses

Le frein le plus fréquemment évoqué à l’adoption de ces usages est le risque de perte du contact humain (61 % des répondants), bien avant le risque de partage des données personnelles (27,7 %). Les réponses à la question ouverte permettant d’apporter des commentaires et points de vue sont révélatrices. L’occurrence la plus fréquente concerne le mot « contact », en lien donc avec la crainte de la perte du contact humain ainsi que la crainte d’un diagnostic de moindre qualité en l’absence de l’auscultation.

La crainte de remplacer l’humain par la technologie en aboutissant à une « médecine pour les pauvres » est également exprimée par de nombreux répondants. Ceux-ci se disent pourtant prêts à expérimenter la télémédecine, à condition que cela soit fait avec leur médecin traitant, qu’ils connaissent déjà, et dans certaines situations spécifiques (renouvellement d’ordonnance, interprétation de tests de laboratoire).

Il me semble également intéressant de noter que les seuls commentaires très positifs sur la télémédecine proviennent des personnes qui l’ont expérimentée.

Informer, pour établir la confiance

Ce résultat n’est pas sans évoquer les travaux du sociologue Anthony Giddens, pour qui le concept de confiance est le concept clé pour comprendre les changements liés à la technologie dans les sociétés contemporaines. Des auteurs en sciences sociales ont montré que le manque de confiance des individus dans la technologie est dû au manque d’information ou au manque de compréhension de cette information.

Ce constat vaut d’autant plus pour les nouvelles technologies présentées au début de cet article : celles-ci placent en effet le patient au cœur de modèles d’affaires des plus innovants. C’est notamment le cas des projets My Health My Data en Europe et Hu-manity aux États-Unis, qui promeuvent la gestion par les patients de leurs propres données de santé, de façon sécurisée, grâce à la blockchain.

Dans un tel contexte, un travail important d’information doit être fait pour expliquer aux patients non seulement le fonctionnement de la télémédecine, mais aussi les bénéfices que les technologies de l’information en santé peuvent leur apporter, tout en les rassurant sur la transparence de la gestion de leurs données.The Conversation

Roxana Ologeanu-Taddei, Maitre de conférence habilitée à diriger des recherches en Sciences de gestion à Polytech Montpellier, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.