Trump 2.0 : l’arrivée au pouvoir d’une élite « anti-élite »
Donald Trump amène dans son sillage une nouvelle cohorte de personnalités politiques. Si l’une de ses promesses de campagne était de renverser les « élites corrompues » qu’il accuse d’inonder le champ politique américain, son second mandat propulse à la tête du pays des élites choisies, avant toute chose, pour leur loyauté à son égard.
William Genieys, Sciences Po et Mohammad-Saïd Darviche, Université de Montpellier
La nouvelle présidence de Donald Trump annonce-t-elle l’arrivée au pouvoir « du peuple et la fin des élites corrompues », comme il l’a affirmé durant sa campagne électorale ? Contrairement à ce que prétend cette rhétorique populiste, le président élu amène en réalité au pouvoir une élite « anti-élite ».
Si les extravagantes prises de position de Trump sur le Canada et le Groenland, ou encore celles d’Elon Musk en soutien aux partis d’extrême droite européens occupent le devant de la scène médiatique, elles occultent l’ambitieux programme de transformation du gouvernement fédéral que souhaite mettre en œuvre la nouvelle élite politique qui accédera au pouvoir après l’investiture de Trump.
En effet, à l’issue de la cérémonie du 20 janvier 2025, la fraction des élites républicaines la plus loyale au leader MAGA (« Make America Great Again »), qui partage une commune et forte détestation des élites démocrates et de leur politique, monopolisera les pouvoirs exécutif (l’administration), judiciaire (la Cour suprême entre autres) et législatif (au moins jusqu’aux prochaines midterms, les élections de mi-mandat au Congrès, qui auront lieu en 2026).
Or le projet politique du camp trumpiste consiste moins en la remise en cause de l’élitisme en général que d’une vision spécifique de l’élite propre aux démocraties libérales.
Une rhétorique fustigeant l’« élitisme démocratique »
La propagande politique anti-élite type (« je parle pour vous, le peuple, contre les élites qui vous trahissent et vous trompent, etc. ») prétend que le leader populiste serait en mesure d’exercer le pouvoir pour et au nom du peuple sans la médiation d’une élite déconnectée des besoins de ce dernier.
Le théoricien du néo-élitisme John Higley voit derrière cette forme de discours anti-élite une association entre des leaders dits « énergiques » (forceful leaders) et des « élites léonines » (qui tirent avantage des premiers et de leur succès politique). Un phénomène qui met en danger l’avenir des démocraties occidentales.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, un consensus règne dans le champ politique américain sur l’idée d’un élitisme démocratique. Selon ce principe, la médiation élitaire est inévitable dans les démocraties de masse et doit reposer sur deux critères : le respect des résultats des élections (qui doivent être libres et concurrentielles), d’une part ; et l’autonomie relative des institutions politiques, de l’autre.
Or la remise en cause de ce consensus progresse depuis les années 1990, avec la bipolarisation accrue de la vie politique étatsunienne, connaît un nouvel engouement depuis la campagne présidentielle de 2016, marquée par une rhétorique anti-élite utilisée par les leaders populistes républicains mais aussi démocrates (Bernie Sanders, Elizabeth Warren). Au cœur de leurs diatribes, une aversion pour l’establishment (les pouvoirs établis) de la côte Est des États-Unis où se situent nombre d’institutions financières, politiques et académiques prestigieuses, ou encore la notion complotiste du deep state (État profond).
La nouvelle élection de Trump, qui n’a jamais reconnu sa défaite à la présidentielle de 2020, l’hostilité politique croissante, ainsi que l’implication directe des magnats de la high tech dans la communication politique – surtout du côté des Républicains – renforce encore plus le reniement de l’élitisme démocratique.
Le populisme « par le haut » de Trump : une révolte des élites
L’idée que la démocratie pouvait être trahie par « la révolte des élites », avancée par l’historien américain Christopher Lasch (1932-1994), ne date pas d’hier. Pour l’anthropologue Arjun Appadurai, elle caractérise en particulier le populisme contemporain, qui vient par « le haut ». En effet, si le XXe siècle fut l’ère de « la révolte des masses », le XXIe siècle serait celle de « la révolte des élites ». Ce qui expliquerait le développement des autocraties populistes (Orban en Hongrie, Erdogan en Turquie, Bolsonaro au Brésil, Modi en Inde, etc.) mais aussi la victoire de leaders populistes dans les démocraties consolidées (Trump aux États-Unis, Giorgia Meloni en Italie, Geert Wilders aux Pays-Bas, par exemple).
Comme l’explique Appadurai, le succès du populisme trumpien, qui se fait le porte-drapeau d’une révolte des Américains ordinaires contre les élites, jette le voile sur le fait qu’à l’issue de sa victoire à la dernière élection présidentielle, « c’est une nouvelle élite qui a chassé du pouvoir l’élite démocrate qu’elle méprise et qui occupait la Maison Blanche depuis près de quatre années ».
Le but de cette « autre élite » est de remplacer les élites « régulières » démocrates mais aussi les Républicains modérés en déconsidérant profondément leurs valeurs (libéralisme, « wokisme », etc.,) et leurs pratiques politiques supposées corrompues. Dès lors, ce populisme « par le haut » porté par les soutiens du président élu constitue une configuration élitaire alternative, dont les conséquences sur la transformation de la vie démocratique étatsunienne pourraient être plus importantes que celles observées lors du premier mandat de Trump.
En paraphrasant la phrase culte du commentateur politique américain James Carville « It’s the economy, stupid ! », que l’on peut traduire par « L’économie, il n’y a que cela qui compte ! », on pourrait dire aujourd’hui « It’s the elite, stupid ! »
Dépasser l’idée d’une « Muskoligarchie »
L’idée selon laquelle nous serions en train d’assister à la formation d’une « Muskoligarchie » – c’est-à-dire d’une élite économique (comprenant des barons de la Tech tels que Jeff Bezos, Mark Zukenberg, Marc Andreessen, etc.) ralliée à la figure de proue d’Elon Musk, investi depuis novembre 2024 tsar de l’efficacité gouvernementale – est séduisante.
Elle combine à merveille la vision de l’alliance d’une classe dirigeante « conspirante, cohérente, consciente » et d’une oligarchie composée d’« ultra-riches ». Pour le célèbre éditorialiste du Financial Times Martin Wolf, ce serait même le signe du développement d’un « pluto-populisme ». https://www.youtube.com/embed/BN_82NLmqm4?wmode=transparent&start=0
D’autres observateurs se montrent toutefois circonspects quant à l’avènement de cette « Muskoligarchie ». Ils soulignent l’éclectisme sociologique de la nouvelle élite trumpienne dont l’unité de façade tient surtout grâce à une loyauté politique, pour l’heure sans faille, à l’égard du leader « MAGA ».
Il n’en demeure pas moins que les différentes factions de cette nouvelle élite « anti-élite » convergent autour d’un programme commun : débarrasser l’État fédéral de la supposée emprise des « insiders » démocrates.
La volonté de se débarrasser de « l’État profond »
Dans son discours d’investiture, en 1981, Ronald Reagan affirmait déjà :
« Le gouvernement n’est pas la solution à notre problème ; le gouvernement est le problème. »
L’anti-élitisme de l’élite trumpienne s’inspire de ce diagnostic, et défend un programme politique simple : débarrasser la démocratie de « l’État profond ».
Bien que l’on connaisse le caractère infondé de cette idée selon laquelle la République américaine serait assiégée par l’existence en son sein d’un governement of insiders (« gouvernement des initiés ») qui subvertirait l’intérêt général, elle n’en est pas moins prédominante au sein de la nouvelle administration Trump.
Cette théorie complotiste est portée à son paroxysme par Kash Patel, candidat pressenti pour diriger le FBI. Dans son ouvrage, véritable manifeste contre l’administration fédérale qu’il qualifie de « gouvernement de gangsters », l’ancien avocat évoque la nécessité de recourir à des « purges » afin de poursuivre des élites démocrates devant les tribunaux. Il liste une soixantaine de personnalités dont Joe Biden, Hillary Clinton et Kamala Harris…
La nomination à la tête de l’Office of Management and Budget (organe clé du cabinet présidentiel) de Russell Vought, connu pour avoir cherché à entraver l’accession au pouvoir de l’administration Biden en 2021, souligne également le virage autoritaire que risque d’emprunter l’administration Trump.
Remodeler l’État en affirmant la loyauté politique au pouvoir exécutif
Afin de mettre en œuvre leur projet de « déconstruction » de l’État américain, les élites « anti-élite » s’appuient sur le Project 2025, un programme de plus de 900 pages, co-signé par plus de 400 experts. Selon Paul Dans, directeur du think tank conservateur The Heritage Foundation qui a publié ce texte, jamais un collectif d’une telle ampleur n’avait élaboré un programme d’une telle ambition politique. Son objectif : imposer aux cadres administratifs de chacun des départements ministériels washingtoniens la loyauté au Projet 2025.
Pourtant, l’idée n’est pas nouvelle. À la fin de son premier mandat, Trump avait décrété le Schedule F appointment facilitant le licenciement des fonctionnaires fédéraux statutaires occupant des postes liés à l’action gouvernementale (policy-related positions) et considérés comme « déloyaux ». Ce décret avait été annulé par le président Biden, mais le retour de Trump pourrait à nouveau renverser la tendance, grâce notamment au pouvoir discrétionnaire, qu’il pourra appliquer une fois président, afin d’attribuer les postes de direction au sein de l’administration fédérale à ses soutiens (le fameux spoils system).
Le but affiché de ce « populisme » des élites anti-élite n’est donc plus de réduire la voilure de l’État comme ce fut le cas du temps du « néo-libéralisme » de Reagan, mais bien de déconstruire l’État au profit d’un pouvoir présidentiel aux dérives potentiellement arbitraires. Ce 20 janvier 2025, la prestation de serment de Trump ouvrira la voie à une démocratie ouvertement partiale au sein de laquelle les élites au pouvoir seront en mesure d’agir en fonction de leur seule perception de l’intérêt et des desiderata du chef de l’État, sans souci de justice et de vérité.
William Genieys, Directeur de recherche CNRS au CEE, Sciences Po et Mohammad-Saïd Darviche, Maître de conférences, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.