À l’échelle mondiale, aucun découplage à attendre entre PIB et consommation d’énergie
Pour évaluer l’empreinte carbone d’un pays, sont prises en compte non seulement les émissions générées localement, mais aussi celles incluses dans les produits importés. Sans quoi, la délocalisation hors du pays d’une partie de ses activités industrielles donnerait l’illusion qu’il a réduit son empreinte carbone. Celle de la France est par exemple de 11 tCO2/hab, alors que les émissions liées à la seule production nationale ne sont que de 5 tCO₂/hab.
Jacques Treiner, Université de Paris et Jacques Percebois, Université de Montpellier
Il convient de raisonner de façon similaire pour calculer l’empreinte énergétique du PIB, c’est-à-dire la quantité d’énergie primaire nécessaire pour produire les biens et les services consommés, en comptabilisant aussi celle dépensée pour fabriquer les biens et services importés. Là encore, la baisse du contenu énergétique d’un pays sera illusoire si dans le même temps il délocalise ses activités industrielles, et rapatrie ensuite les produits qu’il ne fait plus.
S’il apparaît logique que la hausse du PIB s’accompagne d’une progression de l’énergie utilisée, la corrélation peut se complexifier sur le long terme, en tenant compte de plusieurs facteurs : les économies d’énergie liées à une amélioration des équipements utilisateurs d’énergie, la substitution entre formes d’énergie (certaines sont plus efficaces que d’autres), l’évolution de la structure du PIB (la tertiarisation du PIB tend à réduire le contenu énergétique, toutes choses égales par ailleurs).
Tentons d’y voir plus clair en repartant de la réalité concrète que l’on veut mesurer à travers ces calculs.
PIB, énergie et transformation de la matière
Tout bien ou service s’obtient par diverses transformations de la matière, dont l’approche physique permet d’effectuer les bilans énergétiques, et dont la comptabilité monétaire contribue au PIB.
Consommation d’énergie et PIB représentent donc deux façons de comptabiliser les mêmes transformations de la matière. Le passage d’une comptabilité à l’autre est ainsi analogue à un simple changement d’unité, qui doit se traduire par une relation linéaire entre PIB et consommation d’énergie – en considérant ici que les activités non marchandes ne représentent qu’une petite partie de la production de biens et de services. Les données empiriques confirment-elles ce raisonnement ?
Penchons-nous d’abord sur les chiffres nationaux, qui semblent défier cette affirmation. Les cas de l’Allemagne et du Royaume-Uni révèlent ainsi depuis les années 1970 une progression du PIB à énergie à peu près constante, puis une augmentation du PIB associée à une diminution d’énergie.
Des contrastes saisissants entre l’Europe et l’Asie
Lorsque l’on agrège ces cinq pays représentatifs de l’Europe, on décèle trois régimes, caractérisés par une pente différente de la relation PIB/énergie : le premier avant les chocs pétroliers des années 1970 ; le second, marqué par une brusque rupture de pente, sans doute associée à une nette amélioration de l’efficacité énergétique ; et dans les dernières années, un troisième régime marqué par une progression du PIB associée à une diminution de la consommation d’énergie primaire.
Une partie de cette évolution s’explique par une modification de la structure du PIB mais aussi par les progrès constatés dans l’efficacité énergétique. La variable explicative est bien évidemment le prix de l’énergie : les chocs pétroliers ont rendu l’énergie plus chère, ce qui a conduit à davantage d’efficacité et à des substitutions entre formes d’énergie.
Plus récemment, c’est l’introduction d’un prix du carbone dans les pays industrialisés qui peut expliquer les efforts consentis pour réduire la consommation unitaire des produits. Mais cette mesure a aussi pour conséquence de favoriser les « fuites » de carbone, ce qui revient à délocaliser les industries polluantes.
Ces trois régimes se confirment si l’on ajoute les données relatives à l’Amérique du Nord. Un premier changement de pente en 1975, effet du premier choc pétrolier, et l’amorçage au début des années 2000 dans les pays riches d’un « découplage fort » : un PIB croissant avec moins d’énergie.
Le contraste est frappant avec l’Asie de l’Est, où on observe une tendance qui semble confirmer la proposition initiale d’une relation linéaire entre PIB et consommation d’énergie.
Quant aux régions du monde non représentées ici – Asie du Sud, Amérique latine, Afrique – elles suivent la même tendance que l’Asie de l’Est, avec quelques décennies de décalage.
Or ces pays se caractérisent par un poids croissant des activités industrielles – c’est en particulier le cas en Chine.
Un découplage plus apparent que réel
Agrégeons à présent l’ensemble des données mondiales. Nous identifions alors deux régimes, avec une légère amélioration de l’efficacité énergétique amorcée à partir de la fin des années 1990, mais pas de « découplage fort ».
Dans la mesure où cette évolution apparaît au moment où la Chine entre massivement sur le marché planétaire, on peut proposer l’interprétation suivante : pour analyser la relation entre PIB et énergie, il faut considérer des entités économiquement autonomes, ou tenir compte des échanges internationaux. C’est uniquement dans ces conditions que l’on comptabilise les mêmes transformations de la matière, à la fois dans le calcul de leurs consommations énergétiques et dans leurs contributions au PIB.
Depuis les années 2000, nombre d’activités indispensables pour le fonctionnement des sociétés et très gourmandes en énergie ont été délocalisées, notamment en Chine. Le « découplage » dans les pays riches est plus apparent que réel, il s’agit surtout des effets de leur « désindustrialisation partielle ».
Une relation linéaire entre PIB et consommation d’énergie semble bien confirmée par les données agrégées à l’échelle mondiale, avec une pente légèrement croissante, correspondant à une amélioration à long terme de l’efficacité énergétique.
À l’échelle mondiale, la croissance économique continuera donc à s’accompagner d’une progression de la consommation d’énergie, à des rythmes variables selon les périodes.
À l’échelle régionale et a fortiori à l’échelle nationale, il en ira différemment. La croissance économique impliquera une consommation d’énergie moindre, grâce aux améliorations techniques et aux modifications structurelles du PIB.
Mais l’énergie économisée dans certains pays sera utilisée dans d’autres pour le compte des premiers. La forte chute de la consommation d’énergie finale attendue en France d’ici à 2030 selon la PPE, et qui devrait s’accompagner d’une forte réduction des émissions de CO2, risque ainsi de masquer des consommations et des émissions délocalisées.
Pour affiner notre connaissance de l’impact énergétique lié au PIB d’un pays, il apparaît donc indispensable de tenir aussi compte du contenu énergétique de ses importations, dans un contexte d’économies nationales mondialisées.
Jacques Treiner, Physicien théoricien, chercheur associé au laboratoire LIED-PIERI, Université de Paris et Jacques Percebois, Professeur émérite à l’Université de Montpellier, chercheur à l’UMR CNRS Art-Dev, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.