Au Chili, les dérives des “marchés de l’eau”
Comme dans beaucoup d’autres pays, l’eau au Chili est un bien public. Mais à l’instar de l’Australie ou de certains États américains, sa gestion est remise entre les mains des propriétaires de « droits d’eau », et les autorités publiques limitent leur ingérence au strict minimum.
Elisabeth Lictevout, Université de Concepcion; Hervé Jourde, Université de Montpellier et Véronique Leonardi, Université de Montpellier
Le cadre légal et institutionnel y demeure régulé par le Code de l’eau de 1981, une des réformes néolibérales mises en place par le régime militaire du Général Pinochet – au pouvoir entre 1973 et 1990. Cette législation répond aux principes du marché libre, où le rôle de l’État est réduit au minimum. L’action des pouvoirs publics – au travers de la Direction générale des eaux (DGA) – se borne ainsi à octroyer les « droits d’eau » : ces derniers sont toujours associés à un volume d’eau pompée maximum par an (m3/an) et à un débit maximum instantané (l/s ou m3/s). Une fois acquis, ils peuvent être vendus, cédés, sans en informer la DGA. Cette dernière évalue également le niveau des ressources et peut décider de fermer, de façon temporaire ou permanente, des bassins versants et aquifères surexploités.
Les « droits d’eau » sont gérés telle une propriété immobilière, et protégés par la Constitution : acquis à perpétuité par les acheteurs, ils sont transmissibles et libres d’utilisation. Car le Code de l’eau ne définit aucun usage prioritaire dans l’attribution : boire ou se laver n’est pas prioritaire sur une activité économique génératrice de revenus, car le marché, et non l’État, est censé réguler l’allocation efficace – économiquement – de l’eau.
Une approche dont certains auteurs vantent en effet le succès économique : les droits d’eau confèrent une sécurité juridique qui a encouragé les investissements privés. D’un point de vue social et environnemental, pourtant, il apparaît inéquitable.
Un système inéquitable et inefficace
Les droits d’eau sont octroyés à qui en fait la demande, personne physique ou morale. Premier arrivé, premier servi, ce qui favorise les grosses entreprises qui ont les moyens de monter le dossier de demande.
À l’inverse, les petits usagers sont souvent exclus de cet accès. Parfois, c’est qu’ils n’en ont tout simplement pas fait la demande : c’est le cas des populations indigènes. Pour eux, cette ressource est ancestralement associée à la terre, tandis que la législation chilienne en sépare la propriété de celle de l’eau. La démarche administrative est en outre compliquée et coûteuse. Il est aussi fréquent que les petits usagers vendent leurs droits d’eau aux grosses compagnies, en particulier dans les bassins versants et aquifères fermés à de nouveaux droits d’eau – sous déclaration de restriction.
Lorsqu’un aquifère est sous déclaration de restriction, les usagers doivent en théorie former un comité de gestion de l’aquifère. Mais le conseil d’administration du comité étant formé au prorata des droits d’eaux, ceux qui en possèdent le plus détiennent davantage de voix. Dans le cas de la Pampa del Tamarugal, au nord du pays, les agriculteurs ont ainsi été exclus du conseil d’administration dominé par la grande compagnie minière et la compagnie d’eau potable.
Des ressources en eau mal évaluées
Le système apparaît donc particulièrement préjudiciable pour la population, en particulier dans les zones arides du nord du Chili où l’extraction minière consomme une importante quantité d’eau dans certains bassins.
Son fonctionnement repose sur la connaissance et l’évaluation de la variabilité des ressources en eau, qui sont estimées par la DGA via un réseau hydrométrique et piézométrique – ensemble de stations qui mesurent en continu différentes variables telles que la précipitation, le débit des cours d’eau ou le niveau des nappes d’eau souterraine. Or ce réseau présente de grandes déficiences, tant au niveau de la couverture géographique – il ne tient pas compte de toutes les réserves d’eau – que de la représentativité et de la qualité des données.
Pourtant, les études financées par la DGA pour estimer la disponibilité de la ressource sont toutes réalisées sur la base de ces données et tirent parfois des conclusions contradictoires. Lorsque c’est le cas, les acteurs utilisent l’étude qui leur convient le plus. Y compris l’État, qui n’hésite pas à apporter son soutien aux projets d’exploitation minière à grande échelle… sous couvert de stimuler la croissance économique.
En outre, l’attribution des droits d’eau en unité de débit (volume par unité de temps), la méconnaissance des transactions entre propriétaires de droits d’eau, et la faible capacité de contrôle des extractions ne permettent pas de connaître la véritable demande en eau, ni l’usage réel qui en est fait.
Le cas de la Pampa del Tamarugal
Le Code de l’eau met à disposition de la DGA quelques outils de « gestion » de crise, en particulier la déclaration de pénurie (pour les eaux superficielles) ou de restriction-interdiction (dans le cas des eaux souterraines) qui correspondent à un arrêt, définitif ou temporaire, de l’octroi de nouveaux droits d’eau. Mais les évaluations étant critiquables, ces décisions sont souvent fondées sur des informations erronées.
Dans l’extrême nord du Chili, l’étude du cas de la Pampa del Tamarugal a montré que la restriction de l’aquifère, déclarée en 2009, était injustifiée. Les travaux récents révèlent en effet une baisse du niveau de l’eau souterraine non généralisée et très modérée par rapport à l’épaisseur aquifère.
Les calculs présentés par la DGA pour justifier la déclaration de restriction comportent par ailleurs de nombreux biais : entre autres, l’absence de prise en compte de la recharge dans l’estimation de la disponibilité, des erreurs et incertitudes sur les termes du bilan des eaux souterraines, en particulier les extractions. La prise de décision s’est donc faite sur la base de données très incertaines.
Conflits et marché des droits d’eau
Par conséquent, le nombre de conflits sur l’eau n’a cessé d’augmenter ces dernières années. L’octroi de droits à qui en fait la demande sans une connaissance précise des ressources en eau a conduit à la surexploitation de certains aquifères, ainsi qu’à la déclaration de restriction dans plus d’une centaine d’entre eux.
Ceux-ci sont concentrés dans le nord aride et semi-aride du Chili. L’activité minière (cuivre dans la Cordillère des Andes, nitrate et lithium dans le désert d’Atacama), très demandeuse en eau pour transformer le minerai, exerce une pression permanente sur les propriétaires de droits, particulièrement les agriculteurs.
Un marché se crée alors autour de ces titres, qui se vendent à un coût exorbitant – un litre par seconde coûte entre 80 et 100 000 dollars américains. Dans le cas de la vallée de La Ligua, de Copiapo et de la Pampa del Tamarugal, des calculs très contestables ont été utilisés pour justifier la déclaration d’une restriction de l’aquifère au bénéfice de gros acteurs économiques, qui s’en servent pour éliminer leurs concurrents.
Bien que les estimations officielles du débit disponible aient démontré qu’aucun nouveau droit supplémentaire ne pouvait être émis, elles n’ont pas remis en cause les droits existants et ont permis de valider de nouvelles demandes.
La nécessité d’un processus participatif
L’analyse des actions mises en œuvres par les différents acteurs (mines, compagnie d’approvisionnement en eau potable, agriculteurs, peuples autochtones) a mis en lumière que chacun poursuivait une stratégie propre, notamment en utilisant la problématique de la gestion de l’eau et de l’information disponible (ou non) à ses propres fins.
La génération d’information scientifique a posteriori n’a cependant pas pu rompre ce statu quo. Par conséquent, de nombreux petits usagers demeurent exclus de l’accès à l’eau et de sa gestion.
La mise en place d’un processus participatif de gestion de l’aquifère – aujourd’hui demandée par les agriculteurs et peuples autochtones – sur la base d’information scientifique validée, permettrait d’aborder la question de la quantité d’eau à extraire de l’aquifère.
De cette façon, il serait possible de définir un volume d’extraction « souhaitable », en fonction de différents scénarios de développement. Pour atteindre cet objectif, il sera nécessaire de rétablir la confiance entre l’État et les grandes entreprises d’une part, ainsi qu’entre l’État et les peuples autochtones d’autre part, mais également de procéder à un changement de la législation chilienne.
Elisabeth Lictevout, Chercheuse, Université de Concepcion; Hervé Jourde, Chercheur, Université de Montpellier et Véronique Leonardi, Chercheuse, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.