« Chemsex » : les dessous de l’alliance dangereuse du sexe et des amphétamines
Le phénomène est apparu aux États-Unis et dans certaines grandes villes européennes, au début des années 2000. Le « chemsex », ou chemical sex, associe de façon inédite les rapports sexuels à la prise de drogues comme la cocaïne, la kétamine ou les cathinones. Il se développe aujourd’hui en France, tout en restant largement méconnu – surtout quant à ses dangers, à court et long termes.
Edouard TUAILLON, Université de Montpellier
Produit de synthèse d’une substance présente dans les feuilles de khat, les cathinones jouissent d’un succès grandissant. Membre de la vaste famille des amphétamines, elles doivent cette popularité au fait qu’elles augmentent la libération de dopamine, neurotransmetteur central du circuit de la récompense.
L’arrivée de ces molécules de synthèse dans l’Hexagone est récente : la première saisie date de 2007. Depuis, leur consommation, longtemps restreinte à un cercle étroit d’expérimentateurs fréquentant les blogs spécialisés (e-psychonautes) ou d’anciens toxicomanes, n’a pas tardé à prendre de l’ampleur chez les HSH (hommes ayant des relations sexuelles avec les hommes).
Ce succès tient en partie aux caractéristiques du stupéfiant en lui-même, mais aussi à l’émergence concomitante de plusieurs facteurs le favorisant : applications mobiles de rencontres, GHB (dont nous parlerons plus loin) et efficacité des médicaments destinés à prévenir et traiter le virus de l’immunodéficience humaine (VIH).
Les nombreux facteurs qui expliquent son succès
Notons d’abord que les cathinones de synthèse sont plutôt bon marché du fait de leur production relativement simple, et ce alors que leurs effets sont puissants et sans apparition d’une tolérance lors d’une consommation régulière. Une différence notable avec l’ecstasy, qui impose d’espacer les prises pour garder un effet maximum.
Soulignons aussi l’impact des applications mobiles de rencontres en géolocalisation sur les comportements, dont la plus célèbre (Grindr) fut lancée en 2009. Ces applications facilitent la rencontre de partenaires partageant les mêmes envies sexuelles, mais leur diffusion s’est accompagnée de la fermeture de lieux de convivialité gay. De manière paradoxale, la facilité des rencontres s’est parfois accompagnée d’un isolement affectif douloureux chez des personnes ayant pourtant de nombreux partenaires sexuels.
Ensuite, après des décennies marquées par la crainte du Sida, sa meilleure prise en charge a rendu possible dans les années 2000 une nouvelle période de libération sexuelle. En effet, si les traitements antirétroviraux ne permettent toujours pas de guérir, ils sont très sûrs, bien tolérés et empêchent la transmission du VIH. De plus, la prophylaxie pré-exposition (PrEP), autorisée en France depuis juillet 2017, protège efficacement du VIH les personnes ayant des rapports non protégés avec des partenaires multiples.
Enfin, le GHB (acide 4-hydroxybutanoïque ou γ-hydroxybutyrate), autre drogue de synthèse popularisée au début des années 2010, a contribué au succès du chemsex. Ce neurotransmetteur est naturellement synthétisé par certains neurones et se fixe dans le cerveau sur des récepteurs à GHB et GABA (acide γ-aminobutyrique), comme le font l’alcool et les anxiolytiques. Ses effets relaxant et sédatif expliquent son usage médical comme anesthésiant.
Classé comme stupéfiant depuis 1999, le GHB est en théorie difficile à se procurer… mais c’est loin d’être le cas du GBL (γ-butyrolactone). Solvant très utilisé dans l’industrie, le GBL est rapidement métabolisé en GBH après ingestion. Couramment qualifié de « drogue des violeurs », car parfois utilisé comme produit de soumission chimique, il est associé volontairement par beaucoup de consommateurs avec les cathinones dans la pratique du chemsex.
Impuissant, le monde médical voit émerger l’usage combiné des cathinones et du GBL/GHB depuis 10 ans à travers le prisme de la prise en charge des infections sexuellement transmissibles.
En lien avec les infections sexuellement transmissibles
Au tournant des années 2010, les problématiques liées à la consommation de drogues paraissaient secondaires dans la prise en charge hospitalière des personnes vivant avec le VIH. Les anciens toxicomanes étaient pour la plupart sevrés, ou sous traitement substitutif par Subutex ou méthadone ; les consommations de psychotropes concernaient les mêmes produits que dans la population générale, à savoir le tabac, l’alcool, les benzodiazépines et le cannabis.
On s’aperçut néanmoins qu’un petit nombre de patients présentaient de manière surprenante de multiples infections sexuellement transmissibles : VIH, hépatite A et C mais aussi syphilis, gonococcie, chlamydiose… En 2013, le service de consultation au CHU de Montpellier dont je suis l’un des praticiens rapportait des cas d’infections sexuellement transmissibles (IST) multiples liées à l’usage de cathinones. Ces patients présentaient des comportements sexuels particulièrement à risques, lesquels paraissant favorisés par l’usage de drogues alors méconnues.
L’enquête menée la même année dans le service de consultation auprès de 1 000 patients infectés par le VIH révéla que 2,7 % d’entre eux consommaient des cathinones et 7,1 % du GBL.
Un usage banalisé
Depuis, la consommation s’est considérablement banalisée. À partir de 2017 et l’arrivée de la PrEP, de nombreuses consultations hospitalières ont intégré un volet préventif destiné aux personnes à risque d’infection par le VIH. Qu’il s’agisse de consultants jeunes (démarrant leur sexualité dans une ère moins anxiogène) ou plus âgés (abordant avec enthousiasme leur retour au célibat après une période en couple), la liberté procurée par cette prévention et les applications de rencontres expose aussi les plus fragiles à l’aliénation du chemsex.
De nouveaux termes sont venus s’immiscer dans la routine des consultations : « chem » pour chemsex, « 3-MMC » ou « 4-MEC » pour 3-Methylmethcathinone et 4-Methylethcathinone (méphédrone), « G hole » pour perte de conscience liée à un surdosage de GBL/GHB…
Le profil du consommateur s’est, lui, enrichi de multiples visages animés d’autant de motivations : trentenaires timides cherchant le lâcher-prise, quinquagénaires en quête d’une libido renouvelée, homosexuels en conflit avec une éducation ou une culture homophobe ou simples hédonistes.
Parallèlement, il est à noter que la demande de prescription pour un médicament de la dysfonction érectile est devenue plus fréquente en fin de consultation de prévention ou de traitement des infections sexuellement transmissibles : les cathinones stimulent en effet la libido… mais inhibent l’érection. Si bien qu’à 20 ou 30 ans à peine, l’usager régulier de ces produits de synthèse consomme souvent déjà à forte dose des médicaments de la famille du Viagra.
Le problème du « craving »
Les nombreux nouveaux consommateurs que nous voyons désormais arriver en consultation méconnaissent ces risques, comme celui de la dépendance. Or lorsque que la pratique du chemsex avec usage de cathinones devient régulière, il est rare que la consommation cesse ensuite. Le « craving », ou besoin impulsif de consommation, est très marqué avec cette amphétamine : 85 % des utilisateurs pourraient le ressentir. Le risque de dépendance est quant à lui estimé à 30 %
Le craving est l’un des principaux problèmes liés à l’usage des cathinones et s’explique par l’activation du circuit de la récompense. L’envie de consommer viendrait de la persistance d’une concentration élevée de dopamine alors que le taux de sérotonine (autre neurotransmetteur qui contrebalance normalement l’effet de la dopamine) serait revenu à la normale : ce qui provoque une période de stimulation, et secondairement le besoin impérieux du produit.
Chez le rongeur, où le craving a été confirmé par des expériences d’auto-administration de cathinones, on constate qu’en comparaison avec d’autres drogues comme la métamphétamine, les rats s’administrent quotidiennement des quantités cumulées très élevées (31,3 mg/kg/jour pour la cathinone contre 4 mg/kg/jour pour la méthamphétamine. Parmi les drogues actuellement utilisées, le risque d’abus lié aux cathinones de synthèse serait ainsi l’un des plus élevés observé.
Sur la pente de l’addiction
Ces quatre dernières années, les histoires tragiques liées aux cathinones se banalisent dans les hôpitaux et les centres d’information et de dépistage des IST. Les personnes les plus fragiles sont les plus susceptibles de voir leur consommation augmenter, leur intégration sociale se fragmenter et leur psychisme basculer vers la dépression ou la paranoïa.
Le caractère récent de l’usage de cathinones associées au GBL, de même que la relative rareté du sevrage complet chez les consommateurs réguliers, laisse présager à moyen terme une accentuation des problèmes de santé liés à l’usage prolongé. Que deviendra dans dix ans cette génération qui expérimente de nouvelles pratiques combinant PrEP, applications mobiles de rencontres et drogues de synthèses ?
La chute dans l’addiction passe souvent par une succession d’étapes. La modalité de consommation en est une. Les cathinones peuvent se consommer par voie orale, voire rectale. Mais ces voies digestives, associées à une lente augmentation des concentrations sanguines de cathinones, sont délaissées par la majorité des usagers expérimentés au profit de la voie nasale, qui permet une élévation rapide des taux sanguins. S’ajoute enfin la voie injectable, donnant accès à un effet encore plus violent (le slam, « claque » en anglais).
Cette dernière pratique marque un passage à la fois symbolique et pharmacologique vers la toxicomanie, jusqu’à conduire certains consommateurs à des injections compulsives pluriquotidiennes. La fréquence et le contexte de consommation sont d’autres étapes sur la pente de l’addiction aux cathinones.
De l’événement festif à la pratique quotidienne
Les consommateurs occasionnels, limitant la pratique du chemsex à quelques événements festifs dans l’année, demeurent heureusement nombreux. Mais d’autres en font un usage régulier en particulier le week-end.
Dans ce cas, la consommation débute fréquemment le vendredi soir et peut se prolonger jusqu’au samedi parfois au dimanche. Elle devient souvent régulière, comme un rituel festif de fin de semaine, perturbant plus ou moins l’humeur et le travail pendant la semaine, quand le cerveau est en disette de dopamine.
Beaucoup de nouveaux adeptes réguliers du chemsex ont lié l’augmentation de leur consommation de cathinones aux restrictions sanitaires imposées par la pandémie de Covid-19.
Le contexte sexuel de l’usage des produits constitue par ailleurs un autre indicateur de la sévérité de l’addiction. Pour les personnes peu ou pas dépendantes, l’acte sexuel reste possible et désirable sans cathinones. Pour d’autres, la sexualité n’est plus attrayante que dans le cadre de la pratique du chemsex. Au stade suivant, la notion même de chemsex s’efface au profit de la seule consommation de drogue.
Dans les cas d’addiction les plus sévères, le produit est consommé deux à trois fois par semaine, souvent par voie injectable, et à plusieurs reprises dans une même journée. Il entraîne des phases d’éveil de 48h à 72h, suivies de phases de sommeil prolongé.
Comme pour d’autres drogues, les risques de la consommation des cathinones et du GHB tiennent à l’inexpérience des nouveaux consommateurs et aux conséquences de l’addiction des usagers expérimentés avec des décès par accident domestique ou de la voie publique, suicide ou arrêt cardiorespiratoire par overdose.
Le nombre de morts directement ou indirectement attribuables à ces produits est délicat à établir du fait de la difficulté de distinguer la part d’accidents et de suicide liés à leur usage. En 2017, une vingtaine de décès vraisemblablement en lien avec le chemsex étaient rapportés par le Comité de coordination régionale de lutte contre le VIH de Lyon (COREVIH Lyon-Vallée du Rhône).
La prévention : une véritable priorité
Beaucoup de pratiquants du chemsex ne se considèrent pas comme usagers de drogues. Ceux qui sont conscients de l’addiction refusent souvent une prise en charge difficile et n’offrant pas de traitement substitutif.
Aussi la prévention doit-elle devenir une priorité. Il faut expliquer les mécanismes neurologiques de l’addiction, inciter les consommateurs réguliers, occasionnels et potentiels à sortir du déni et à voir les difficultés de ceux qui, dans leur entourage, sont devenus dépendants.
La prise de conscience contribue à prévenir ou réduire les risques liés à l’usage des cathinones et du GBL.
Au-delà des consultations spécialisées des hôpitaux, c’est toute la société qui est appelée à prendre conscience de la problématique des cathinones.
Pour l’heure, le chemsex fait parler de lui dans la presse, des émissions de radio, dans la littérature. Mais ceci sans discours de prévention des pouvoirs publics, alors que parallèlement la répression se met en place.
Pendant longtemps, les vendeurs, eux-mêmes consommateurs et socialement bien insérés, ont été peu inquiétés par la police et la justice. Ce n’est plus le cas. Les consommateurs sont convoqués pour des rappels à la loi et des peines de prison ferme sont prononcées contre les vendeurs. Début 2021, un médecin de la région de Montpellier, consommateur et fournisseur, a été condamné et interdit d’exercer.
Dans un tel contexte, l’absence d’interdiction de commercialisation de solvant contenant du GBL est un paradoxe. La France a promulgué en 2011 un arrêté interdisant sa vente au public, mais pas sa commercialisation pour les professionnels.
Le GBL reste donc disponible, et sa consommation s’est accrue ces dernières années. L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) s’en est alarmée en décembre 2018. Les recommandations de l’ANSM, qui visaient à renforcer les limites de commercialisation du GBL, semblent pour l’instant être restées lettre morte.
Alors que les campagnes de prévention devraient être la priorité, elles demeurent très rares. On peut citer par exemple celle mise en place dès 2018 par le COREVIH Lyon-Vallée du Rhône, incluant un site web, des conférences, des vidéo. On notera également qu’en mars 2021 le Conseil de Paris a voté en faveur d’un « plan d’information et de réduction des risques sur le chemsex », et souhaite mettre en place d’outils d’ici fin février 2022. L’un des porteurs du projet, l’adjoint à la Maire de Paris et militant Jean-Luc Romero-Michel, a lui-même perdu son mari en 2018 des suites d’une overdose.
Il faut espérer que ces initiatives marquent le début d’une période nouvelle, celle d’une réaction des pouvoirs publics face aux enjeux de la prévention des risques liés aux amphétamines de synthèse.
Edouard TUAILLON, Professeur des Universités-Praticien Hospitalier. Domaines d’expertise : maladies infectieuses, virologie, santé sexuelle, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.