Crusoé : mimer le langage de la nature pour repousser le moustique
A l’occasion de la cérémonie des Prix de l’innovation qui se déroulent en juillet, l’UM met à l’honneur ses précédents lauréats. Aujourd’hui, Claude Grison prix de l’innovation 2020-2021. Directrice du laboratoire ChimEco, cette chimiste a développé avec son équipe, un anti-moustique novateur à partir d’un bouquet de molécules naturelles et inoffensives pour l’humain. Baptisé Crusoé, ce répulsif est directement inspiré par le langage de la nature.
Claude Grison, c’est la femme qui murmure à l’oreille du moustique tigre. Directrice du laboratoire ChimEco pour Chimie bio-inspirée et innovations écologiques, (CNRS/Université de Montpellier), la chercheuse s’est lancée dans l’aventure dès 2017. A l’époque, elle-même contrariée par cet insecte qui gâche nos soirées d’été, elle constate que les répulsifs du marché sont soit inefficaces, soit entièrement chimiques. “La molécule la plus efficace jusqu’ici, était le DEET. Or c’est une molécule chimique peu adaptée au fonctionnement du moustique. Et les dernières études ont montré qu’elle pouvait être nocive pour la santé”, explique Claude Grison. A l’inverse, elle constate aussi qu’en la matière, personne ne s’était encore inspiré du fonctionnement de la nature. “On connaît les modes de communication de la nature dans le domaine de l’attraction, mais j’ai été étonnée de voir qu’on n’avait pas le même raisonnement pour la répulsion”.
100% biosourcées et sans impact environnemental
A mi-chemin entre la chimie durable et l’écologie, Claude Grison s’est donc donnée pour mission de remédier à cet impensé scientifique. “Le moustique a plus de 100 récepteurs olfactifs, et de nombreux autres récepteurs sont impliqués dans la communication chimique avec son environnement. Il s’agissait donc d’élaborer un répulsif conçu de manière combinatoire, afin de déclencher une réaction forte, qu’elle soit agréable ou désagréable”, détaille la chercheuse. Son but à l’époque : trouver la bonne composition de molécules naturelles pour qu’elles soient reconnues par un maximum de récepteurs.
Après des premiers essais prometteurs, le CNRS lui octroie une enveloppe de 140 000 euros pour financer l’étape de “prématuration” du projet. “Il se trouve que l’une des molécules naturelles les plus répulsives est aussi très peu abondante. Il fallait donc la synthétiser. Et mon défi, pour être cohérente avec mes valeurs et mon travail, c’était qu’elle soit obtenue par des procédés complètement naturels. Nos synthèses ne sont basées que sur du végétal. Elles sont 100% biosourcées et sans aucun impact environnemental”, insiste Claude Grison.
La méthode de l’écocatalyse
Pour y arriver, l’équipe du laboratoire ChimEco a utilisé la méthode de l’écocatalyse, élaborée in situ par la chercheuse. Le principe : “utiliser les ressources minérales de certaines plantes pour les transformer en catalyseurs”. Un procédé innovant qui a fait l’objet de 36 brevets, et valu de nombreuses récompenses à Claude Grison, dont la médaille de l’innovation du CNRS en 2014. A l’aide de ce mécanisme, les chercheurs ont donc réalisé plus de 4000 tests comportementaux sur plus de 24 000 insectes. Pour affiner leur mélange, ils ont aussi effectué 300 synthèses de molécules. Des expérimentations exécutées au sein du Vectopôle Sud, une entité regroupant 9 partenaires (dont le Cirad, le CNRS, l’IRD, l’EID, l’Université de Montpellier ou encore l’Anses).
Concrètement, les tests ont consisté à placer 10 moustiques dans un gobelet, accolé à une membrane recouverte de répulsif d’un côté, et de sang animal de l’autre. Au bout d’une heure, les moustiques sont endormis, prélevés un à un, puis écrasés sur une feuille pour pouvoir y examiner le nombre de taches de sang, soit le nombre d’insectes ayant réellement piqué la peau… “On a travaillé pendant deux ans et demi non-stop, et quasiment sans vacances puisque le comportement du moustique n’est pas le même en hiver et en été”, précise Claude Grison. Un travail intense en somme, et qui a vite tapé dans le mille. Rapidement, les chercheurs ont en effet identifié deux combinaisons de molécules aux effets répulsifs très forts. D’après Claude Grison, ce produit, baptisé Crusoé, présente une efficacité de l’ordre de 90%, contre 55% pour le DEET dans les conditions de l’étude. Et il s’avère aussi très prometteur contre les piqûres de tiques…
“Je voulais que ce soit utile à la société”
En 2021, via sa start-up Bioinspir, qui travaillait jusqu’ici sur les espèces végétales invasives, Claude Grison s’est associée à la société Technofounders. Ensemble, ils ont co-fondé une entreprise baptisée Laboratoire bioprotection en vue de produire et de diffuser Crusoé. “Je voulais que ce soit utile à la société, donc il fallait trouver un partenaire qui avait la même éthique que nous pour mettre le répulsif sur le marché. Le CNRS et l’Université, co-propriétaires des brevets sur l’écocatalyse, n’ont jamais été bloquants, au contraire”, confie Claude Grison. D’un point de vue plus pragmatique, cette association lui a permis de compléter ses compétences sur les aspects réglementaires et administratifs ; “C’était la seule chose qui nous manquait”, ajoute la scientifique, mais également de d’augmenter le capital de la société grâce au CNRS Innovation qui a permis cela au nom et pour le compte du CNRS et de l’UM à l’occasion d’une compensation de créance..
Cette même année, l’équipe a également bénéficié d’un accompagnement grâce à l’appel à projet Companies And Campus, initié dans le cadre du programme d’excellence Muse de l’Université de Montpellier. A la clé : un budget supplémentaire de 50 000 euros. Un apport crucial à l’heure où l’équipe finalisait les derniers détails avant la commercialisation. “C’était hyper-important. Cela nous a permis d’avancer sur la partie réglementaire, mais aussi de valider notre composition sur des souches de moustiques sauvages en zone tropicale”, précise Claude Grison.
Dans la foulée, en six mois seulement Crusoé obtenait la certification Ecogarantie et investissait les rayons pharmaceutiques. Depuis, plus de 400 000 produits ont été écoulés en France et à l’international. En parallèle, Claude Grison a aussi croulé sous les récompenses pour ses fameux brevets. En 2022, elle recevait par exemple le prix de l’inventeur européen décerné par l’office des brevets, puis celui de la Femme d’influence dans la catégorie économie en 2023. Mais entre deux trophées, elle n’a jamais cessé de plancher sur la suite. Désormais, elle ambitionne par exemple de lancer une version de Crusoé destinée à éloigner les punaises de lit. Avec son équipe, elle tente également de développer une technique de diffusion dans les maisons.