Décroissance, impact des réouvertures : où en est l’épidémie de Covid-19 et à quoi s’attendre pour la rentrée ?
Réouverture des restaurants, des lieux culturels, levée du couvre-feu, fin du port du masque obligatoire en extérieur… L’épidémie de Covid-19 marque le pas en France, et décroît même sensiblement plus rapidement que ne l’avaient projeté les modèles en avril dernier. Mircea Sofonea, maître de conférences en épidémiologie et évolution des maladies infectieuses à l’Université de Montpellier, nous explique pourquoi, et fait le point sur les hypothèses pour les mois à venir.
Mircea T. Sofonea, Université de Montpellier
The Conversation France : La décroissance de l’épidémie a été plus rapide que ce qu’avaient anticipé les modèles en avril. Que s’est-il passé ?
Mircea Sofonea : Il faut rappeler que les modèles épidémiologiques mécanistiques (c’est-à-dire qui reposent explicitement sur la dynamique explicite de transmission) ne produisent pas des prévisions, mais des projections. Formellement, il s’apparentent à une implication logique : si la condition A est réalisée, alors on peut s’attendre à ce que la situation B survienne.
Si les hypothèses de travail ne sont en réalité pas satisfaites, les scénarios produits deviennent caducs et les simulations doivent être actualisées. Ce problème survient essentiellement lorsque le signal de l’effet d’une nouvelle mesure est encore incomplet dans les données hospitalières, sur lesquelles nos modèles reposent depuis le début de la pandémie.
Nos premières projections relatives au troisième déconfinement ont été élaborées fin avril. À cette date, l’effet du troisième confinement était limité par rapport aux deux premiers, puisqu’en moyenne 10 personnes en infectaient 9, contre 8 (voire 7) lors des deux précédents. Notre scénario le plus optimiste était donc basé sur l’hypothèse que cette tendance ne s’inverse pas.
La bonne surprise est venue une semaine plus tard, début mai, avec un renforcement de l’effet du confinement. Dès lors, nous avons pu mettre à jour les simulations.
Depuis un mois, l’épidémie suit la tendance la plus optimiste du modèle, sans nécessiter d’ajustement.
TC : Pourquoi n’avoir pas imaginé un scénario « optimiste », avec une telle chute du nombre de reproduction ?
MS : La démarche scientifique repose sur un principe important, le principe de parcimonie ou « rasoir d’Ockham » (du nom du philosophe franciscain Guillaume d’Ockham qui l’a formulé) : « les hypothèses suffisantes les plus simples doivent être préférées ».
En l’absence d’éléments solides permettant d’anticiper de façon quantitative une dynamique du nombre de reproduction qui ne serait pas déjà incluse dans le modèle (typiquement, l’effet de la vaccination et de l’immunisation par infection), l’hypothèse minimale et méthodologiquement neutre est d’extrapoler la dynamique de l’épidémie en s’appuyant sur les dernières données en date. En avril, cette extrapolation était elle-même soutenue par l’analogie avec les deux premiers confinements. Lors des deux fois précédentes, le nombre de reproduction estimé avait atteint son niveau minimum une dizaine de jours après l’instauration des mesures.
Cependant, la cinétique du troisième confinement a été différente : pendant les 10 premiers jours, le nombre de reproduction a stagné entre 0,9 et 1, puis il a chuté brutalement pour passer en dessous de 0,8, avant de remonter légèrement début mai.
(NDLR : Le nombre de reproduction est une estimation, sur les 14 derniers jours, du nombre moyen d’individus contaminés par une personne infectée. On parle de nombre de reproduction de base (ou R0) en début d’épidémie, en l’absence de mesures de contrôle de la transmission et lorsque la population est entièrement sensible au virus. Au cours de l’épidémie, ce nombre change : on parle de nombre de reproduction effectif ou temporel (Rt). S’il est inférieur à 1, l’épidémie régresse, au-dessus de 1, elle progresse.)
Si, rétrospectivement, il apparaît désormais clair que le troisième confinement a induit une baisse du nombre de reproduction plus lente que celle des deux premiers confinements, il n’était pas possible fin avril de l’anticiper, tout comme il n’y avait pas d’élément en faveur d’une inversion de la tendance au cours du confinement, scénario que, pour les mêmes raisons, nous n’avons pas envisagé.
TC : La fiabilité des modèles est-elle remise en cause ?
MS : Non, mais il faut bien comprendre que plusieurs raisons, méthodologiques et biologiques, compliquent l’estimation du nombre de reproduction peu de temps après l’instauration ou la levée d’une mesure de restriction.
Premièrement, il existe une différence entre la réalité et ce que l’on peut en appréhender par les mesures. Quand on implémente des restrictions (confinement, couvre-feu…) le nombre de reproduction chute du jour au lendemain dans la vie quotidienne. Cependant, cette discontinuité ne se voit pas dans les chiffres collectés, tout simplement parce que divers paramètres biologiques varient d’une personne à l’autre (temps d’incubation, début de contagiosité, apparition des symptômes…).
La discontinuité due aux restrictions pourrait être visible si tous ces événements se produisaient de façon homogène chez tout le monde, en admettant que le dépistage se fasse exactement au même moment, avec des résultats obtenus avec des délais identiques. Mais ce n’est pas le cas. Dans les faits il y a un lissage, et on ne voit les effets qu’au bout de deux semaines, indirectement, sur les hospitalisations et admissions quotidiennes en services de soins critiques (des données plus fiables que les dépistages, a fortiori en présence de jours fériés).
Deuxièmement, les méthodes de calcul du nombre de reproduction utilisent elles aussi des lissages, notamment pour s’affranchir de l’« effet week-end » : la moyenne glissante sur 7 jours permet de répartir la baisse d’activité de détection des cas le week-end (les laboratoires étant fermés) sur l’ensemble de la semaine, et donc de ne plus être impacté par des oscillations non pertinentes. L’inconvénient est que cette approche tamponne les variations qui témoignent d’un changement récent de tendance en cas de mise en place de mesures de restriction par exemple.
Il est donc nécessaire de poursuivre les efforts de recherche en modélisation. Il faudra notamment affiner les patrons de transmission et, surtout, améliorer l’inférence à partir de signaux faibles. De même, l’acquisition et le croisement de jeux de données complémentaires constituent un véritable enjeu. Au Royaume-Uni par exemple, l’épidémiosurveillance en milieu scolaire, le suivi des chaînes de contacts, le dépistage aléatoire de la population ainsi que le séquençage fournissent des sources précieuses pour améliorer la fiabilité des modèles.
Malgré tout, les modèles parcimonieux ont encore un rôle à jouer, même un an et demi après le début de la pandémie. En effet, s’ils ne sont pas les plus précis sur le court terme, ils permettent de facilement explorer l’ensemble des possibles sur le moyen terme, une temporalité qui intéresse tout particulièrement les décideurs.
En cela, ils sont adaptés pour éclairer les stratégies d’anticipation, en particulier dans le contexte d’une flambée épidémique où un délai peut se traduire exponentiellement en impact sanitaire. Quitte à réévaluer le calendrier toutes les deux semaines, à mesure que les estimations se consolident.
TC : Rétrospectivement, a-t-on une idée des raisons qui peuvent expliquer cette décroissance plus rapide que lors des précédents confinements ?
MS : Aujourd’hui, nous manquons encore de recul (et de temps) pour l’expliquer de façon causale. Toutefois, à mesure que nous nous éloignons des événements, nous pourrons utiliser d’autres méthodes statistiques dédiées à l’étude du passé lointain, pour étudier de façon plus précise le déroulé de l’épidémie et évaluer la contribution des différents facteurs. Un travail qui, pour le moment, ne peut s’inscrire dans l’urgence des sollicitations.
Une des hypothèses est que la fermeture des écoles a constitué une contribution majeure à l’effet du confinement (pour le premier, la fermeture a été générale et pour le second, les vacances scolaires avaient déjà commencé). Or les enfants étant moins symptomatiques, il faut plus de temps pour voir les effets d’une telle mesure.
La stagnation du nombre de reproduction observée pendant la première semaine du troisième confinement pourrait s’expliquer par le fait que les chaînes de transmission se sont maintenues chez les adultes (sur les lieux de travail notamment). En revanche, ensuite les vacances scolaires ont commencé, les chaînes de transmission initiée dans les écoles n’existaient plus à ce moment-là, et le nombre de reproduction a fortement chuté, puisque de nombreux adultes étaient eux aussi en congé.
TC : Ce résultat repose à nouveau la question du rôle des écoles…
MS : Oui, et d’autant plus que l’effet « vaccin » a été intégré de façon favorable.
Cependant, on ne peut pas vraiment dire qu’il y a eu un « effet écoles » plus important lors de ce confinement que lors du premier, car les conditions étaient différentes : présence du variant alpha (anciennement dit « britannique », plus contagieux que la souche historique en particulier chez les plus jeunes), vaccination des personnes les plus à risque de complications.
En outre, d’autres facteurs ont pu avoir un impact : les parcs étaient ouverts, la météo était meilleure qu’à l’automne (mais le temps plus clément ne peut expliquer à lui seul la baisse). Mais dans une modélisation prospective, il demeure délicat d’intégrer dans les projections un paramètre comme la météo, alors même que les prévisions au-delà d’une semaine sont incertaines.
TC : Où en est-on aujourd’hui ? Voit-on un effet des réouvertures ?
MS : À la réouverture des écoles le 26 avril (et du secondaire en demi-jauge la semaine suivante), puis des terrasses le 19 mai, on a vu une légère remontée du nombre de reproduction, qui est repassé entre 0,8 et 0,9, pour revenir se stabiliser autour de 0,8 actuellement.
On observe donc bien un effet de la reprise scolaire et plus modestement de la réouverture des terrasses, mais rien qui soit de nature à faire repartir l’épidémie, qui reste en décroissance, même si cette dernière est un peu plus lente que début mai. Ceci suggère que les terrasses auraient pu être rouvertes plus tôt, en particulier dans les territoires dans lesquels l’incidence était déjà moins élevée. De manière générale, une territorialisation des levées des restrictions (et non pas seulement de leur mise en place) permet de générer des données à même à éclairer la prise de décision pour les territoires moins épargnés.
Par ailleurs, la vaccination joue un rôle clé, ce que montrent les divers scénarios : même si le nombre de reproduction remontait pour repasser légèrement au-dessus de 1, l’avancée de la vaccination pourrait le faire se stabiliser ou refluer rapidement.
Pour la suite, il convient de rester vigilant vis-à-vis des rassemblements en intérieur avec un renouvellement de l’air limité. Les réouvertures des salles de spectacles, des salles intérieures de restaurants sont encore trop récentes pour évaluer leur effet sur l’épidémie.
TC : Le port du masque en extérieur n’est désormais plus obligatoire. Qu’en penser ?
Rappelons que la réouverture des terrasses est intervenue dans un contexte de reconnaissance de la contribution de la voie aérienne (par aérosol) dans la transmission du SARS-CoV-2 et la dynamique de l’épidémie.
La littérature récente suggère cependant que le risque de transmission à l’extérieur est très faible. Il peut néanmoins persister dans les situations de proximité prolongée sans courant d’air, si une personne est exposée plusieurs minutes au nuage d’aérosols produit par une personne contagieuse sans que ce dernier ait eu le temps de se dissiper.
TC : Que peut-on imaginer à l’automne ? Quels variants peut-on s’attendre à voir circuler, dans quelle partie de la population ?
MS : À nouveau, l’objectif des modèles mécanistiques n’est pas de prédire combien il y aura d’hospitalisation d’ici un nombre donné de jours, mais plutôt de savoir par exemple quel est le niveau de relâchement que l’on peut se permettre sans craindre une saturation hospitalière ou quel est le potentiel de décès d’une quatrième et dernière vague.
Actuellement, le variant alpha est majoritaire (même si le variant bêta d’origine sud-africaine semble désormais se propager plus rapidement que lui en Île-de-France et dans les Hauts-de-France, peut-être parce qu’il échapperait davantage à l’immunité naturelle, voir notre dernier travail publié dans le journal du centre européen de prévention et de contrôle des maladies).
Sachant que le variant alpha se propage davantage chez les jeunes et qu’en outre, les plus âgés ont été vaccinés en priorité, on peut naturellement s’attendre à ce que les plus jeunes deviennent le réservoir de circulation du virus dans les mois à venir.
La véritable question est de savoir quelle est l’ambition que l’on se fixe pour la rentrée : souhaite-t-on, par exemple, se débarrasser du port du masque complètement, non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur ? Permettre à nouveau tous les événements culturels, quelle que soit la taille du public ? Dans ce cas, la poursuite de la campagne de vaccination cet été sera cruciale.
TC : Quelles sont les estimations en termes de décès potentiels ?
MS : Actuellement, dans le cas où 90 % de la population adulte se retrouve vaccinée avec deux doses à la rentrée, nous serions encore sous la menace de 15 000 décès hospitaliers au niveau national – l’équivalent d’une importante épidémie de grippe saisonnière. Il s’agit d’un ordre de grandeur, dans les conditions actuelles (hors échappement immunitaire d’un variant, ce qui pour l’instant ne semble pas d’actualité).
Est-on prêt à accepter 15 000 morts supplémentaires ? Sachant que nous avons déjà collectivement accepté plus de 110 000 décès dus à cette pathologie, il y a peu de raison d’imaginer le contraire…
D’un point de vue purement pragmatique, le risque est que, si ces 15 000 décès survenaient de manière rapprochée, ils pourraient mettre à nouveau en tension localement certains centres hospitaliers. Pour cette raison, il est crucial de préparer la rentrée dès à présent. Il s’agira notamment pour les hôpitaux de déterminer comment s’organiser pour gérer au mieux l’activité Covid-19 résiduelle : faudra-t-il maintenir un plateau dédié ou répartir les hospitalisations entre les services ?
TC : Pour prévenir ce type de problème, faut-il forcément que la vaccination soit homogène sur tout le territoire ?
MS : Pas forcément. Dans une modélisation initiée par Olivier Thomine basée sur les données d’OpenStreetMap, non encore revus par des pairs, l’hétérogénéité spatiale de l’épidémie suggère qu’il est important d’atteindre des niveaux de couverture vaccinale élevés avant tout dans les grandes métropoles.
Cela plaide pour des mesures territorialisées différenciées, y compris pour la couverture vaccinale : avoir une couverture vaccinale plus basse dans le Gers qu’à Paris, à Lyon où en Seine-Saint-Denis n’est pas forcément un problème. Cependant, si le virus venait à atteindre des territoires à la couverture vaccinale bien trop faible, il y aurait des risques d’épidémies locales. C’est ce qui a été observé par exemple aux Pays-Bas avec la rougeole.
Outre la problématique du variant delta (d’origine indienne), dont la dynamique en France est suivie de près, la fin de l’épidémie en France sera déterminée par la couverture vaccinale. L’adhésion peut faiblir à mesure que la situation hospitalière s’améliore et que le risque infectieux perçu baisse.
Les modèles épidémiologiques n’intègrent pas encore les comportements humains, bien qu’il s’agisse d’une piste active de recherche. En attendant, les modélisations se doivent de produire scénarios basés sur une gamme d’hypothèses réalistes et documentées, pour qu’ils recouvrent une gamme de possibles à même d’anticiper le risque épidémique.
Mircea T. Sofonea, Maître de conférences en épidémiologie et évolution des maladies infectieuses, laboratoire MIVEGEC, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.