[LUM#21] Des forêts entre mer et terre

Elles recouvrent un peu moins de 150 000 km2 de notre planète, à la frontière entre terre et mer, dans les zones tropicales. Les mangroves, ces forêts extravagantes, recèlent une biodiversité hétéroclite et menacée. Christophe Proisy, chercheur en télédétection spatiale au laboratoire Amap1, observe cet écosystème unique dont les secrets sont encore bien gardés dans les entrelacs des racines de palétuviers.

Erosion des mangroves par la houle, Guyane Française © IRD – Christophe Proisy

A la question « que sont les mangroves ? », Christophe Proisy répond sans hésiter qu’elles sont « parmi les plus fascinantes forêts du monde ». Des forêts pas tout à fait comme les autres, que le chercheur n’atteint parfois qu’après avoir parcouru des dizaines de kilomètres en bateau, mais qui peuvent aussi s’étendre jusqu’à 30 kilomètres à l’intérieur des terres. Et pour cause, les mangroves sont « des forêts qui se développent dans la zone de balancement des marées des régions tropicales et intertropicales », définit le chercheur du laboratoire Amap.

Une zone tampon entre la terre et la mer, qui semble pourtant peu accueillante… Peu d’arbres sont en effet capables de prospérer sur ce sol vaseux et meuble, régulièrement submergé par une eau saumâtre. « Les palétuviers qui forment les forêts de mangrove se sont adaptés à ce milieu en changement permanent. Il en existe environ une cinquantaine d’espèces dans le monde », détaille Christophe Proisy dont le travail consiste à rendre compte de la diversité des formes des palétuviers et des dynamiques de fonctionnement de l’écosystème en lien avec les dynamiques côtières.

Forêts fascinantes

Comment vivent-ils les pieds dans l’eau salée ? « Certains palétuviers excrètent les cristaux de sel par leurs feuilles », explique le chercheur. Ces arbres surprenants possèdent un système racinaire aérien qui connecte tous les arbres entre eux, formant des entrelacs caractéristique de ces forêts par endroits impénétrables. « Ces racines aériennes qu’on appelle des pneumatophores sont comme les tubas des palétuviers : ils permettent d’emmagasiner de l’oxygène à marée basse pour assurer la respiration de la plante durant la marée haute quand le sol et les racines sont immergés », image Christophe Proisy. Même le mode de reproduction des palétuviers est original : leurs graines peuvent germer sur l’arbre puis se détacher de l’arbre-mère pour se planter directement dans la vase ou aller s’établir plus loin au gré des courants, étendant ainsi le domaine de la mangrove.

Les palétuviers, pouvant atteindre jusqu’à 45 mètres de haut dans les régions équatoriales, sont portés par un système racinaire très peu profond mais très étalé sur le substrat vaseux. « Pas de sédiments, pas de mangrove », résume Christophe Proisy. « Si un barrage construit en amont du fleuve retient les sédiments, la mangrove va périr sous l’effet inexorable de l’érosion par les houles ou les courants », alerte le spécialiste. D’ailleurs l’artificialisation du littoral qui bouleverse l’hydrodynamique et empêche le mouvement naturel des sédiments est une des causes principales de la disparition de la mangrove.

Nurserie marine

Une disparition préoccupante : au cours des vingt dernières années, la superficie des mangroves a régressé d’au moins 35 %. « La conversion des terres à mangroves en bassins aquacoles est le principal facteur de destruction de l’écosystème », précise le chercheur. Et c’est toute une biodiversité nichée entre les racines des palétuviers qui disparait avec elles. « Les alevins de poissons et les juvéniles de crevettes s’y réfugient pour se mettre hors d’atteinte de leurs prédateurs, c’est un peu comme une nurserie marine. »

Une situation contrastée à l’échelle de la planète, en Guyane par exemple, les mangroves recouvrent 80 % du littoral. « Les palétuviers y trouvent des conditions optimales, ils peuvent en quelques mois à peine coloniser des centaines d’hectares de banc de vase avec une rapidité de croissance en hauteur annuelle atteignant 2 à 4 mètres », précise Christophe Proisy qui a fait de ces 300 km de côtes son terrain de recherche. Ce territoire où les jaguars côtoient les crabes et les crevettes, où la houle peut arracher les arbres à leur plateforme de vase, reste un écosystème mystérieux et vulnérable. Et pour mieux le protéger, le chercheur œuvre depuis des années à mieux le comprendre.

Projet Magellan

Pour y contribuer, ce dernier va coordonner le projet Magellan, financé par le Programme National de Solutions fondées sur la Nature, réunissant les acteurs locaux en charge de la gestion du littoral guyanais. « Ce projet a notamment pour objectif de concilier la préservation de cet écosystème et le développement d’une économie responsable, précise Christophe Proisy. Dans cette idée, les travaux viseront à faire de l’observation de la dynamique spatiale des mangroves guyanaises un système d’alerte à l’érosion, à l’envasement ou à la dégradation de la biodiversité côtière. » Et la mangrove c’est aussi un moyen de subsistance pour de nombreux habitants qui viennent y pêcher ou ramasser des crabes des palétuviers par exemple. Magellan implique aussi des enquêtes en sciences humaines et sociales pour mieux savoir comment les populations perçoivent les mangroves dans le développement du territoire.

Le projet, qui a débuté à l’aube de 2024, intègre une dimension pédagogique importante pour mieux faire connaître ce milieu et sa biodiversité riche mais méconnue, source de beaucoup de fausses idées et de dépréciation. « Les moustiques de mangroves sont notamment peu étudiés et on ne sait pas s’ils sont ou non vecteurs de maladies, cette question fait l’objet d’une thèse d’une étudiante guyanaise co-encadrée par l’Institut Pasteur de Guyane et l’IRD », précise Christophe Proisy. Pour le chercheur, une meilleure compréhension globale du rôle de la mangrove permettra également de mieux l’intégrer dans des plans d’aménagement durable du littoral et d’éviter la disparition de ces forêts fascinantes et indispensables pour l’adaptation des populations humaines sur les littoraux des Suds.


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  1. Amap (UM, CIRAD, CNRS, INRAE, IRD)
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