Des tardigrades en pays quantique ?
La biologie, y compris « moléculaire », est traditionnellement le champ clos des confortables sciences classiques, alors que la physique et la chimie sont infiltrées par l’ondulante et ensorcelante physique quantique. Mais récemment, des avancées remarquables sur le front biotechnique ont permis d’explorer l’aspect quantique du vivant.
Simon Galas, Université de Montpellier et Michel Cassé, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
Le terme « biologie quantique » recouvre l’application de concepts provenant de la physique des atomes et de leurs composants à la biologie science des cellules et des organismes entiers. Elle trouve son domaine de prédilection dans les réactions catalysées par les enzymes, la photosynthèse, les canaux ioniques, l’olfaction, la navigation des oiseaux migrateurs et l’infiltration de protons dans l’ADN par le truchement de l’effet tunnel.
La mécanique quantique, aléatoire et capricieuse, fait-elle signe vers ce qui donne son élan et son charme à la vie ? L’enlacement, le tissage, la broderie du biologique et du quantique élémentaire promet-elle la révélation des règles de la vie fondamentale au sens où on entend sciences fondamentales ? La vie nécessite-t-elle la mécanique quantique ? Oui, assurément : nous sommes faits d’atomes, et notre machinerie physico-chimique est moléculaire. Mais de manière plus subtile, peut-on espérer éclairer des phénomènes qui nous défient aujourd’hui de les comprendre ? En d’autres termes, la mécanique quantique joue-t-elle un rôle fondamental dans la biologie ? A-t-elle un impact physiologique ? Et si oui, de quelles futures applications biomimétiques est-elle l’annonciatrice ?
C’est dans ce contexte technologique ouvert qu’entrent en scène des petits animaux à quatre paires de pattes dotés d’une résistance inusitée, appelés tardigrades, sous prétexte qu’ils marchent lentement. Ces animaux ont en effet fait l’objet d’une récente expérience qui a défrayé la chronique et semé l’émoi dans les communautés quantique et biologique, tout en laissant sceptique une partie des chercheurs.
L’accolade du tardigrade et du qubit
Des chercheurs de Singapour ont ainsi cherché à associer quantiquement (on parle d’intrication) un tardigrade cryogénisé à un qubit (un composant essentiel des circuits supraconducteurs).
Les électrons et photons ont un comportement non conformiste : nous ne savons dire exactement ni où ils sont, ni dans quelle direction et à quelle vitesse ils se déplacent. Cependant, un outil mathématique appelé « fonction d’onde » permet de calculer où est probablement l’électron ou le photon et où il se dirige probablement. Bien isolé et laissé à lui-même, un état quantique pur décrit par une fonction d’onde cohérente évolue de manière prédictive, selon une prescription mathématique bien établie par Schrödinger. Mais lorsque la mesure survient (au sens large d’interaction avec un objet macroscopique), l’état change brutalement. L’évolution tranquille est interrompue et remplacée par un tirage de destin à la roulette. L’équation de Schrödinger, parfaitement déterministe, laisse place à la règle de Born, qui prédit les probabilités relatives de divers résultats de mesure, introduisant au passage un élément d’indéterminisme et d’incertitude. Cette catastrophe conceptuelle marque la transition entre les domaines quantique et classique.
L’intrication quantique, elle, désigne une relation de dépendance entre des particules ayant interagi, aussi distantes soient-elles. On ne peut alors plus décrire correctement chacune de ces particules sans que l’information de l’autre soit incluse dans l’information de l’un. (Note : Schrödinger voyait dans l’intrication la marque distinctive de la physique quantique, alors qu’Einstein la maudissait, la qualifiant de « spooky action at a distance », soit « une effrayante action à distance »).
Mais revenons à nos tardigrades. Lors de leur expérience, Reiner Damke et ses collaborateurs de l’Université Technologique Nanyang de Singapour ont intégré le tardigrade à un circuit composé de deux qubits supraconducteurs.
Puis, ils ont abaissé progressivement la pression et la température de l’enceinte, de sorte à constituer le vide de laboratoire le plus parfait qui soit, ceci pour réduire les influences extérieures sur les qubits et le petit animal. Enfin, ils ont mesuré les fréquences auxquelles vibrait la combinaison tardigrade-qubit. Le résultat ? Les protagonistes étaient en état de superposition quantique : leurs propriétés n’étaient plus indépendantes (autrement dit, les informations de l’une étaient nécessaires pour décrire l’autre, et vice-versa).
Puis, l’enceinte a repris des niveaux de température et de pression plus naturelles, le tardigrade a été réchauffé et est sorti d’hibernation pour reprendre sa vie. Autrement dit, la petite bête est entrée dans le monde quantique collectiviste, partageur et impersonnel, puis est revenue à sa condition solitaire et bien différenciée au terme de l’opération, sans sembler avoir souffert de cet étrange voyage.
Accolade, vraiment ?
Face à ce résultat, les questions métaphysiques envahissent l’esprit. Que veut bien pouvoir dire « être intriqué » pour un être vivant ? Et se marier à un objet métallique ? Cela ouvre les portes à tous les fantasmes. Pour éviter les élucubrations, il est bon de relativiser la situation.
Tout d’abord, les conditions de température et de pression dans lesquelles l’expérience a été réalisée sont extrêmement coercitives. Peu de chances qu’elles arrivent fréquemment dans la nature !
Quant au tardigrade, il était cryogénisé, ce qui change tout ! La glace agit en effet comme un diélectrique, et modifie la fréquence de résonance du qubit sur lequel il est disposé. Observer un changement de fréquence vibratoire était donc logique, que la glace soit un tardigrade congelé ou un simple glaçon, et toute autre matière modifiant le champ électrique aurait abouti au même résultat. Considérer ceci comme une intrication quantique équivaudrait à dire qu’un qubit, dans les conditions habituelles, est intriqué avec la puce de silicium qui lui sert de support.
Bref, on est encore loin d’une réelle intrication quantique impliquant du vivant. Les mauvaises langues prétendent que l’exploit serait donc plutôt à mettre au compte du tardigrade, plutôt qu’à celui des chercheurs…
Simon Galas, Professeur de Génétique et de Biologie moléculaire de l’Aging, IBMM CNRS UMR 5247 – Faculté de Pharmacie, Université de Montpellier et Michel Cassé, Astrophysicien et écrivain, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.