Emploi : pourquoi les politiques publiques à destination des quartiers prioritaires n’ont-elles pas fonctionné ?
En 2022, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) évaluait le taux de pauvreté des quartiers dits « prioritaires » à 42,6 % (contre 14,8 % à l’échelle nationale) et le taux de chômage à plus de 19,6 % pour les hommes et 16,5 % pour les femmes (contre respectivement environ 7,5 % et 7,1 % à l’échelle nationale). Face à ces inégalités économiques persistantes, de nombreuses mesures en faveur de l’emploi ont été mises en place, tels que les « emplois francs », le plan « 1 jeune, 1 solution » ou encore « les Cités de l’emploi ».
Ousama Bouiss, Université de Montpellier
Or, dans son rapport faisant le bilan de ces dispositifs entre 2015 et 2021, la Cour des comptes dressait un constat sans appel :
« Les dispositifs en faveur de l’emploi, tels qu’ils sont aujourd’hui conçus et déployés, ne sont pas en mesure de réduire les écarts entre les [quartiers prioritaires] et le reste de la population ».
Comment expliquer cet échec durable des politiques publiques ?
Des dispositifs inadéquats
Selon la Cour des comptes :
« Les spécificités des quartiers prioritaires de la politique de la ville et de leurs habitants sont insuffisamment prises en compte. »
Contrairement aux idées reçues, la mobilité résidentielle et le trafic de stupéfiants ne suffisent pas à expliquer la précarité économique.
Plutôt, deux causes complémentaires semblent plus robustes et conduisent à un cercle vicieux : la pauvreté et le décrochage scolaire. Ce constat était déjà souligné par le Conseil d’analyse économique (CAE) dans une note rendue en avril 2017 :
« Les enfants “héritent” en quelque sorte de la pauvreté de leurs parents : ils résident dans des zones défavorisées, ont davantage de difficultés scolaires et dès lors un accès plus difficile à l’emploi. »
Or, les dispositifs en faveur de l’emploi ne se concentrent que sur trois axes : l’accompagnement vers un retour à l’emploi, l’aide pour faciliter le recrutement et la coordination des programmes. Dès lors, la source du problème lié au décrochage scolaire reste faiblement prise en compte et conduit à investir dans des mesures qui se concentrent davantage sur les conséquences finales que sur les causes premières.
Comme l’indique la note précitée :
« Pour briser ce cercle vicieux de reproduction de la pauvreté, il est indispensable d’aller au-delà des aides monétaires octroyées aux plus modestes et de s’attaquer aux déterminants de la pauvreté : l’échec scolaire, les difficultés d’insertion professionnelle des peu ou pas diplômés, et la concentration de la pauvreté dans certains quartiers, contribuant à sa persistance. »
Un investissement mal ciblé
Par ailleurs, notons la difficulté à évaluer de manière rigoureuse le montant des dépenses ainsi que leurs postes d’affectation. Selon le rapport de la Cour des comptes :
« Le ministère chargé de l’emploi n’est pas en mesure de calculer le montant des moyens publics déployés en faveur de l’accès à l’emploi des habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), pas même sur les seuls crédits budgétaires dont il a la responsabilité. »
De plus, la part des dépenses à destination des quartiers prioritaires demeure insuffisante. Prenons le cas du plan « 1 jeune, 1 solution » dont l’objectif est principalement de financer l’apprentissage. Le montant de ce dernier s’élève à 6,26 milliards d’euros au total.
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Or, pour les habitants des QPV, le montant dépensé serait d’environ 563 millions d’euros, soit 9 % du total, soit « un pourcentage inférieur à la proportion de jeunes de QPV sur le territoire national et à la part des jeunes des QPV en recherche d’emploi ».
À cela, s’ajoute une deuxième difficulté : « les dispositifs profitent souvent aux habitants les moins en difficulté ». Le cas des emplois d’avenir, déployés entre novembre 2012 et janvier 2018, illustre bien cette situation. Selon le bilan dressé en 2021 par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (qui dépend du ministère du Travail) :
« Le dispositif est moins efficace en termes d’insertion dans l’emploi pour les jeunes peu diplômés ou habitant en zones défavorisées, qui sont pourtant le cœur de cible des emplois d’avenir. »
Une organisation trop complexe
En outre, l’organisation même du déploiement des dispositifs apparaît problématique. D’une part, la multiplicité des dispositifs et le défaut d’une communication renforcent l’éloignement des personnes les plus fragiles à leur égard. D’après l’enquête menée par la Cour des comptes, 65 % des habitants jugent les dispositifs peu connus. Cette proportion atteint même 72 % pour les moins de 35 ans. Aussi, qu’ils s’agissent des entreprises comme des usagers, la répartition de ces dispositifs entre différentes institutions rend leur compréhension et leur accès difficile.
D’autre part, au niveau national, la gestion partagée entre les ministères du Travail et de la Ville reste inefficace en raison d’un fonctionnement en « silo ». Ce cloisonnement est tel que des actions concurrentes sont mises en œuvre ; comme l’illustre le cas du « Service public de l’insertion et de l’emploi » (ministère du Travail) et des « Cités de l’emploi » (politique de la Ville). À cela s’ajoute l’absence totale du ministère de l’Éducation nationale, dont le rôle reste central dans la lutte contre le décrochage scolaire.
Changer de paradigme
Quelles sont, dès lors, les solutions pour que ces politiques deviennent efficaces ? En premier lieu, l’unité d’action qui fixe le cadre fondamental des politiques publiques doit se situer au niveau du citoyen et non des dispositifs. Comme l’indique la Cour des comptes,
« La stratégie non encore explorée consisterait à s’adapter à la situation des personnes accompagnées dans toutes ses dimensions (sociale, éducative, professionnelle, etc.) plutôt que de leur demander sans cesse de s’adapter aux dispositifs. »
Dès lors, cela implique de concevoir les dispositifs appropriés avec les citoyens concernés. Il s’agit de rompre avec une politique de la Ville qui, selon le sociologue des « quartiers sensibles Cyprien Avenel :
« encourage une démocratie participative mais développe un lien paternaliste avec la population et met en œuvre une action descendante (offre de service). »
En ce sens, les travaux du sociologue sur les modalités de cette participation sont précieux pour penser au mieux les défis d’une telle action.
Enfin, l’organisation même doit être revue notamment au niveau national où le décloisonnement administratif est indispensable tant il représente un frein aux avancées constructives. Au niveau local, la mise en place de « What Work Centers » sur le modèle britannique, dont le rôle serait d’accompagner les expérimentations afin de pallier leurs lacunes et attesté de leur efficacité constitue une voie non explorée qui semblerait pertinente.
Enfin, l’idéal de justice sociale doit demeurer le moteur central. S’il est un ordre à défendre, il n’est pas sécuritaire mais juridique ; celui qui fonde la dignité et la liberté des individus et nous oblige à la justice. Ainsi, comme l’énonçait le philosophe français Alfred Fouillée au XIXe siècle :
« Toutes les fois que la France se laisse dominer par des idées d’intérêt, ou par des idées de force, de lutte pour la vie, de guerre entre nationalités ou entre classes, elle sort de sa vraie tradition […]. Qu’elle s’appuie sur l’idée de justice et elle sera fidèle à son propre esprit. »
Ousama Bouiss, Doctorant en stratégie et théorie des organisations, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.