Enseigner la théorie de l’évolution en France : aller au-delà des voeux pieux
Avec 1,5 km, la Rue Lamarck est parmi les plus longues du 18ᵉ arrondissement ; la rue Darwin, voisine, ne mesure que… 86m de long. Cette écart symbolise le lien particulier de la France à l’évolution.
Marc-André SELOSSE, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités et Bernard GODELLE, Université de Montpellier
Adhérent très tôt aux théories de l’évolutionniste Lamarck (inventeur du concept de transformisme, qui établit que le monde biologique a changé), notre pays a assimilé avec réticences, puis avec lenteur, les mécanismes qui sont à l’origine de ce changement biologique : la sélection naturelle, proposée par Darwin. D’autres mécanismes relatifs à l’évolution seront découverts ensuite.
À la fin du XIXᵉ siècle, le poids d’un Pasteur estompe l’impact de Darwin : poussée à l’extrême, la théorie darwinienne suggère qu’à l’origine, une génération spontanée “initiale” a pu engendrer la vie. Cette apparition sans créateur a indisposé pas mal d’églises. Pasteur, conservateur et clérical, avait, lui, affirmé qu’il n’y avait pas de génération spontanée : il n’appréciait guère le darwinisme et ne mentionna jamais Darwin dans ses textes. Pasteur accepte un monde créé, puisque la vie ne peut apparaître spontanément. Ainsi s’ébaucha une biologie française sans darwinisme.
Au cours du XXᵉ siècle, l’enseignement de la biologie “raconte” donc des histoires d’évolution (comme celle de l’homme, ou celle de la sortie de l’eau des poissons à l’ère primaire), appuyée sur des exemples paléontologiques, mais les mécanismes agissants sont absents, voire présentés de façon erronée. Entre 1950 et 1980, l’université est dominée par la “biologie générale”, qu’incarne l’académicien Pierre-Paul Grassé : cette approche du vivant dégage d’admirables relations entre les structures et les fonctions qu’elles remplissent au sein des organismes. Mais elle ignore les mécanismes de l’évolution et réduit le vivant à une série d’organismes reliés par une chaîne d’innovations formant un progrès. Le darwinisme, négligé, est considéré comme une explication maladroite et réductrice.
Sommes-nous alors, aujourd’hui, sortis de cette époque, où la France croit à l’évolution (80 % des français en 2005), mais sans savoir comment elle procède ? La réponse est oui… un peu.
Biologie évolutive à la française
Les années 1980 ont vu émerger une école française de biologie évolutive, notamment à partir des écoles d’agronomie et des écoles normales supérieures. Des formations universitaires se mettent en place ; des ouvrages de vulgarisation accessibles paraissent ; progressivement, cette école acquiert une reconnaissance mondiale. Mais ses idées tardent à pénétrer l’enseignement secondaire où le changement ne s’amorce qu’à la fin des années 1990. Des spécialistes de l’évolution, dont nous-mêmes, participent à la réforme des concours de recrutement des enseignants (agrégation et CAPES) ; d’autres écrivent des ouvrages pédagogiques ; certains sont conviés à l’élaboration des programmes scolaires. Le dernier acte est l’introduction d’un enseignement d’évolution, en 2013, dans les programmes des classes préparatoires agronomiques et vétérinaires.
Cependant, l’enseignement de l’évolution rencontre encore des difficultés, d’abord liées à cette formation des enseignants à la “biologie générale”, qu’ils dupliquent encore trop auprès de leurs élèves. Les programmes sont en réalité des sortes de vœux pieux sans que la formation continue puisse changer les regards. Lors de la réforme des programmes de classe préparatoire, un enseignant demandait “à quoi l’évolution peut-elle bien servir à de futurs agronomes ?” sur un forum de discussion ! Excellente question ! Mais la poser en dit long sur l’ignorance ambiante : c’est un peu comme si un professeur de physique demandait pourquoi enseigner la gravitation à des astronomes.
Dérive génétique
Peut-on espérer qu’un tel enseignant transmettra l’évolution et la puissance de ses applications sans formation ad hoc ? Certaines nouveautés des programmes posent problème : l’introduction du concept de dérive génétique a posé des difficultés aux enseignants, peu préparés à trouver des exemples et des approches simples. La dérive, c’est le fait que des traits (variants génétiques) peuvent apparaître ou disparaître par hasard, quelle que soit leur valeur pour la sélection naturelle, notamment lorsqu’une population devient petite. Cela explique de nombreuses observations, comme la fréquence de certaines maladies de populations humaines fondées par de petits groupes, en Finlande par exemple. En dépit des efforts méritants des inspecteurs, il y a trop peu de moyens et d’occasions de réunir les enseignants pour les former à l’évolution, comme à d’autres nouveautés des programmes.
Aujourd’hui, la formation initiale nous inquiète : elle a changé de durée et de nature au début du quinquennat actuel. Il y a dix ans, un étudiant passait le CAPES avec une maîtrise (niveau master 1) suivie d’une année de formation. Aujourd’hui c’est l’année de maîtrise qui sert de formation, avec un mois de stage de terrain et des cours de pédagogie et de didactique. Si ce dernier aspect est une innovation intéressante, la réduction de la durée totale de formation disciplinaire (d’une année et de 30 % durant le M1) nuit nettement au niveau. De plus, la reprise de cette formation par les Ecoles Supérieures de Professorat et d’Education (ESPE) s’est accompagnée dans certains centres de l’exclusion des facultés des sciences, ce qui pose problème quant à la capacité à former partout à une biologie nourrie aux acquis récents, en particulier en évolution.
Marc-André SELOSSE, Professeur du Muséum national d’Histoire naturelle, Professeur invité aux universités de Gdansk (Pologne) & Viçosa (Brésil), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités et Bernard GODELLE, Professeur Biologie Evolutive Humaine , Université de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.