La police peut-elle changer d’éthique ?
Depuis plus d’un an, les manifestations de « gilets jaunes » et les mouvements sociaux s’enchaînent en France, donnant lieu à des affrontements récurrents entre manifestants et forces de l’ordre.
Stéphane Lemercier, Université de Montpellier
La manifestation du jeudi 9 janvier a d’ailleurs donné lieu à de nouvelles vidéos mettant en cause la façon dont les policiers, a priori débordés, font usage de violences et de formes d’« illégalismes » qui remettent aujourd’hui en cause leur profession.
Comment enrayer cette escalade de la violence ? Comment revenir à une police vertueuse au service des citoyens ? On serait tenté de répondre qu’il faut inculquer l’éthique déontologique aux policiers et mieux les contrôler. Mais ils savent déjà parfaitement qu’ils doivent respecter les lois de la République et le code de déontologie. Ils savent aussi qu’ils sont souvent filmés sur la voie publique et cela ne les empêche pas de se laisser aller parfois à des comportements violents comme le rappellent les nombreux vidéos et tweets suite aux dernières manifestations.
Illégalismes policiers
Les illégalismes ont été définis par Michel Foucault comme étant l’ensemble des pratiques illicites associées chacune à des groupes sociaux distincts.
Il précisait que l’illégalisme contient la possibilité d’un respect de la légalité en fonction des circonstances. Cela peut sembler paradoxal mais les spécialistes le savent :
« Clairement et comme le montre les classiques de la sociologie policière, une attitude de conformité stricte aux règles déboucherait inévitablement sur une paralysie de l’ensemble de l’organisation. »
Les magistrats eux-mêmes sont complices de cet état de fait, la procédure pénale s’étant complexifiée à tel point qu’il devient difficile de mener à terme une enquête policière en respectant scrupuleusement les lois et règlements sans risquer un vice de procédure. Jean‑Paul Brodeur, éminent spécialiste de la police, affirmait même que
« la possibilité toujours ouverte de transgresser impunément les lois auxquelles sont soumis les autres citoyens est constitutive de l’idée de police. »
Mimétisme et anomie
Le mimétisme, par exemple, tient une part importante dans les illégalismes policiers. Il s’agit du comportement adopté par les policiers pour mener à bien leurs missions : rouler à grande vitesse pour rattraper un conducteur en fuite, user de la force pour maîtriser un individu violent ou faire usage d’une arme pour neutraliser un terroriste.
Ce qui peut être reconnu comme légal et légitime dans certaines circonstances mais qui contribue à désinhiber les policiers au quotidien.
L’anomie, aussi joue un rôle. Ici, elle est entendue comme l’absence de règles claires. Ce concept peut paraître contradictoire mais puisque les illégalismes sont des tolérances concédées au grès des circonstances, on peut parler d’anomie policière quand certaines règles ne sont plus clairement établies.
S’agissant des contrôles d’identité par exemple : ceux-ci sont très encadrés par la loi mais les policiers sur le terrain s’en affranchissent largement. Et quand ils ont opéré « hors cadre », s’ils découvrent une infraction, ils trouvent alors un motif de contrôle valable a posteriori pour justifier de leur action initiale.
Les habitus enfin, sont les dispositions intériorisées pendant la socialisation dans un milieu et agissent comme une matrice de perception et d’appréciation de l’environnement. Ainsi, dès les premiers jours dans le métier, les anciens incitent les jeunes à oublier ce qu’ils ont appris à l’école de police et les initient à ce qu’il faut faire en fonction de critères qui leur sont propres…
Sur le terrain, les jeunes policiers auraient tendance à vouloir expliquer les raisons de leur contrôle ou de leur intervention auprès des personnes mais les anciens les en dissuade car « les gens n’ont pas à savoir« et/ou « ne peuvent pas comprendre » et puis « on n’a pas à se justifier ».
Un pas vers la déontique
La frontière est parfois mince entre les illégalismes tolérés et les comportements illégaux de certains policiers. C’est ce qui nous incite à penser que renforcer l’éthique déontologique des policiers ne semble pas pertinent puisqu’il s’agirait de renforcer les textes de lois alors que ceux-ci ne sont déjà pas toujours respectés. Nous suggérons donc qu’il pourrait être plus pertinent de former les agents à la déontique, fondamentalement différente de la déontologie.
La déontique est la science qui étudie les rapports formels qui existent entre des concepts normatifs tels que les obligations, les permissions et les interdictions. On parle même de logique déontique qui, pour être efficiente, articule le temps, l’agent, le droit et les destinataires en s’appuyant sur la mise en œuvre d’un discernement éclairé (ce qui nous intéresse car nous en retrouverons la trace plus loin dans le code de déontologie).
Face à une situation d’urgence, le policier se doit d’intervenir rapidement tout en conciliant le respect des lois en vigueur, ses droits et ses devoirs. Rarement il objective les conséquences éventuelles de son action mais pense uniquement à ce qu’il peut faire dans les temps qui lui sont impartis.
Ensuite, en s’appuyant sur l’éthique des vertus, on pourrait amener les policiers à s’interroger sur la mise en œuvre de comportements personnels où les agents ne se demanderaient plus seulement « Comment faire pour bien faire ? » mais plutôt « Comment être pour bien faire ? ». Car selon John Stuart Mill « ce sont les conséquences pour autrui qui permettent d’évaluer moralement nos actes »), et même si la plupart des policiers affirment faire preuve de bonne volonté et agir en conscience, André Comte-Sponville fait remarquer que :
« la bonne volonté n’est pas une garantie ni la bonne conscience une excuse : car la morale ne suffit pas à la vertu, il y faut aussi l’intelligence et la lucidité. »
Pratiques réflexives
Et c’est justement une des nouveautés qui apparaît dans le dernier code de déontologie de la police et de la gendarmerie (2014) :
« Le policier et le gendarme, dans l’exercice de ses fonctions, font preuve de discernement : il tient compte en toutes circonstances de la nature des risques et des menaces de chaque situation à laquelle il est confronté et des délais qu’il a pour agir, pour choisir la meilleure réponse à apporter. »
On ne parle plus de textes de loi à faire respecter à tout prix, on parle bien de réflexion éthique personnelle à avoir. Mais il faudrait pour cela revoir la formation des policiers car il ne s’agit plus d’imposer des notions de droits rigoristes mais d’amener les agents à réfléchir aux conséquences de leurs actes par la mise en place de pratiques réflexives.
Actuellement il existe des débriefings opérationnels après les opérations ou les manifestations mais ceux-ci ont lieu en groupe et les agents ne sont pas incités à réfléchir individuellement à leurs pratiques, ni à exprimer leur ressenti et/ou prendre en compte les conséquences de leurs actes. Instaurer des pratiques réflexives plus poussées permettrait de changer les mentalités et les modes opératoires.
En effet, il doit être compris que la fin ne saurait justifier les moyens et que la force ne doit rester à la loi que si elle est absolument nécessaire et légitime.
L’enjeu essentiel pour la sécurité du quotidien est de revenir à des comportements personnels vertueux de la part des policiers, basés sur une éthique conséquentialiste, c’est-à-dire, relative à une analyse morale fondée sur les conséquences des actions individuelles ou communes, pour une police au service des citoyens, respectée parce qu’elle est respectable et non parce qu’elle est crainte.
L’auteur a récemment publié « Précis d’éthique et de déontologie dans la police », les Editions du Prévôt, 455 pages, 2019.
Stéphane Lemercier, Chargé de cours – Membre de l’Equipe de Droit Pénal de Montpellier (EDPM), Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.