Le Phare des Baleines de l’île de Ré, mémoire des transitions énergétiques
Chaque été, la population de l’île de Ré, d’un peu plus de 17 000 âmes en hiver, se voit multipliée par dix. Les vacanciers se pressent le long des plages du littoral et sur les quelque 110 km de pistes cyclables.
Christian de Perthuis, Université Paris Dauphine – PSL et Boris Solier, Université de Montpellier
Parmi les activités incontournables des vacances : la visite du Phare des Baleines. Situé à la pointe nord-ouest de l’île, l’édifice a été nommé en référence aux baleines qui venaient jadis s’échouer sur la plage en contrebas.
Du haut de ses 57 mètres, cette construction offre un panorama unique aux téméraires qui gravissent les 257 marches menant au sommet. Son histoire est aussi celle des multiples innovations qui ont permis de projeter toujours plus loin la lumière.
Le Phare des Baleines constitue ainsi un excellent marqueur des transitions énergétiques du passé, analysées dans une récente étude de la chaire Économie du climat.
De l’huile de baleine à l’électrification
L’histoire démarre sous Louis XIV. La construction de la tour des Baleines, située entre l’actuel phare et le littoral, fût commandée par Colbert, alors secrétaire d’État de la marine, et achevée en 1682 sous la supervision de Vauban.
La tour brûlait à l’origine de l’huile de poisson et de baleine dont le rendement en termes d’éclairage était faible et dont l’efficacité était réduite, la combustion de l’huile tendant à calciner les vitres de la lanterne. L’huile de baleine était alors le combustible privilégié, si bien que les besoins de l’éclairage dans le monde accélérèrent dangereusement la chasse de ce mammifère marin aujourd’hui protégé.
Dès 1736, le charbon fut substitué à l’huile de baleine comme combustible. Il était brûlé dans un réchaud surmonté d’un dôme permettant de réfléchir la lumière. Ce changement permit d’améliorer le rendement d’éclairage mais nécessitait d’acheminer des quantités importantes de houille. Les archives du phare du Cordouan, situé à l’embouchure de la Gironde, révèlent que les gardiens devaient quotidiennement monter entre 100 à 150 kg de charbon pour alimenter le feu. C’est pourquoi le charbon fut par la suite remplacé par le pétrole lampant, avant de basculer à l’électricité au début du XXe siècle.
Le passage de l’huile de baleine au charbon permit d’améliorer la puissance d’éclairage. À masse équivalente, le pouvoir calorifique du charbon, c’est-à-dire la quantité d’énergie produite lors de sa combustion, est en effet bien supérieur à celui de l’huile de baleine. De la même manière, la substitution du pétrole au charbon augmenta par la suite le rendement de l’éclairage.
La mobilisation de sources primaires au contenu énergétique de plus en plus denses est l’une des caractéristiques majeures des transitions énergétiques analysées par Vaclav Smil. À partir d’une approche historique, l’auteur montre que cette densification a conduit au niveau mondial à un accroissement sans précédent de la consommation d’énergie et des émissions de CO2 d’origine fossile.
Le levier des gains d’efficacité
À l’amélioration des sources d’énergie utilisées par le phare se sont ajoutées les innovations dans les techniques de transformation de l’énergie et de diffusion de la lumière, d’abord grâce à l’invention de la lentille à échelons par l’ingénieur français Augustin Fresnel (1822), puis grâce aux ampoules électriques dont la paternité revient à Joseph Swann (1878) et Thomas Edison (1879).
L’ancienne tour des Baleines, d’une portée jugée insuffisante, fut remplacée en 1854 par l’actuel phare dont la hauteur est deux fois supérieure. Il fut l’un des premiers à bénéficier du dispositif de lentille de Fresnel, toujours en service actuellement, lui permettant d’atteindre une portée d’environ 50 km.
En 1904, une centrale de production d’électricité à vapeur remplaça les systèmes antérieurs de combustion. Le raccordement du Phare des Baleines au réseau électrique n’intervint que dans les années 1950. Avec l’électricité, la portée du phare fut à nouveau démultipliée grâce à l’efficacité des ampoules pour transformer l’énergie en lumière.
Les progrès techniques réalisés dans la conversion de l’énergie en lumière furent encore plus déterminants pour accroître la portée du phare que l’accroissement de la quantité et de la qualité de l’énergie primaire utilisée. On retrouve ici les conclusions des travaux de Fouquet et Pearson montrant le rôle majeur des gains d’efficacité dans la baisse des coûts de l’éclairage au cours des deux siècles passés.
Leçon plus générale pour les transitions énergétiques : autant que le mix des sources énergétiques sur lequel se focalisent souvent les débats, la chaîne de transformation de ces sources en usages finaux constitue un maillon déterminant des systèmes énergétiques et de leurs transformations.
De la lumière aux satellites
L’étymologie du mot phare renvoie au grec Pharos, du nom de l’île où s’élevait le célèbre phare d’Alexandrie, disparu il y a plus de 700 ans. Si les phares de l’ère moderne n’ont pas disparu, ils sont pour la plupart classés au titre des monuments historiques, leur fonctionnement, leurs usages et leur utilité ayant fortement évolué depuis leur construction.
L’arrivée de l’électricité a, dans un premier temps, ouvert la voie à l’automatisation des phares. Celui des Baleines a vu son dernier gardien partir au début des années 2000, lorsque son fonctionnement a été entièrement automatisé.
Les progrès de la navigation assistée par satellite, qui équipe désormais la majorité des bateaux, ont par la suite réduit drastiquement l’utilité des phares, au point que certains sont désormais à vendre. Le Phare des Baleines va certainement continuer pour longtemps à balayer l’océan de ses rayons lumineux, même si son usage initial, le guidage de la navigation, est désormais quelque peu désuet.
En redescendant les 257 marches du phare, le visiteur ne manquera pas de s’interroger sur l’actuelle transition énergétique. Le basculement du guidage des navires depuis les phares vers les satellites a-t-il réduit les besoins en énergie fossile et par voie de conséquence les émissions de CO2 ?
C’est probablement l’inverse : l’énergie primaire utilisée par les technologies de l’information n’est pas directement visible comme l’étaient l’huile de baleine ou le charbon hissé au sommet des anciens phares. Mais elle est élevée car l’imagerie satellite implique toute une infrastructure consommatrice d’énergie grise. Surtout, le guidage par satellite permet de multiplier les usages finaux et contribue à la croissance très rapide de la navigation maritime : l’une des sources d’émission CO2 qui augmente le plus rapidement dans le monde !
Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire Économie du climat, Université Paris Dauphine – PSL et Boris Solier, Maître de conférences en économie, chercheur associé à la Chaire Économie du Climat (Paris-Dauphine), Université de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.