Le Rassemblement national isolé : l’échec du lepénisme municipal
Pour le Rassemblement national, cette élection municipale s’annonçait comme celle de l’enracinement.
Emmanuel Négrier, Université de Montpellier
Elle promettait d’être très différente de celle de 1995, où les victoires symboliques dans des villes comme Toulon, Marignane ou Orange, s’étaient révélées des cas exceptionnels et fragiles : peu durables en termes électoraux pour Toulon et Vitrolles, et compliquées pour l’appareil ailleurs, avec les entrées en dissidence d’élus pourtant bien implantés, comme Jacques Bompart, à Orange ou Daniel Simonpieri à Marignane.
Ce scrutin promettait également d’être différent de celui de 2014, marqué par des conquêtes importantes, notamment dans les deux grandes zones d’influence de l’extrême-droite : un vaste Nord-Est, de Hénin-Beaumont à Villers-Cotterêts en passant par Hayange ; et le littoral méditerranéen avec notamment Béziers, Fréjus et Beaucaire.
Pourtant, rien ne s’est déroulé comme prévu et force est de constater que le RN se retrouve, à l’aube de ce second tour, dans une situation très compliquée.
Un double enjeu
L’enjeu était cette fois-ci double. Le premier était de conserver les mairies acquises lors des dernières municipales, dans des circonstances parfois singulières, et notamment une fragmentation élevée des oppositions, sans pouvoir compter sur des réserves importantes de voix.
Le second était de traduire à cette échelle si particulière les succès engrangés par le parti au cours des élections régionales de 2015, présidentielles de 2017, et européennes de 2019, où le parti avait caracolé en tête du suffrage.
Pour cela, le Rassemblement national avait opté pour une triple stratégie : enracinement local ; débordement et enrôlement de la droite ; euphémisation du discours. Ces trois piliers de la notabilisation de l’extrême droite constituaient la victoire « posthume » de Bruno Mégret sur Jean‑Marie Le Pen, lequel s’était toujours montré rétif à la moindre autonomie politique de ses élus locaux.
Ils devaient permettre au parti d’étendre son nombre de représentants au niveau local et, s’il ne s’agissait pas toujours de vaincre, du moins ce vivier permettait d’envisager certaines issues favorables aux élections sénatoriales suivantes.
Cette stratégie s’est particulièrement illustrée à Perpignan, où Louis Aliot avait renforcé une implantation déjà conséquente en conquérant le siège de député de la 2e circonscription des Pyrénées-Orientales en 2017. Surtout, le ton de sa campagne laissait apparaître un leader débonnaire, dont la modération du discours tranchait presque avec les accents radicalement droitiers du maire sortant LR.
Elle a trouvé un supporter presque gênant en la personne de Robert Ménard qui, depuis Béziers, pense de plus en plus clairement au monde d’après Marine Le Pen. Lui qui avait tenté et raté un rassemblement idéologique des droites radicales, avec l’événement « Ose ta droite », a réorienté la tactique vers le débordement électoral, en allant prôner la synthèse des droites à Sète (adoubement du secrétaire départemental Les Républicains), et Frontignan (soutien, au nom du même axe, du candidat frontiste Gérard Prato), tandis que Thierry Mariani, ancien ministre de François Fillon, faisait de même à Lunel.
Échec retentissant et recul au premier tour
Le résultat de cette stratégie de notabilisation est un échec retentissant et plein de paradoxes. L’attribuer à la crise sanitaire serait totalement exagéré. L’échec précède le 15 mars 2020 : on remarque en effet que le RN n’est pas même parvenu à présenter, dans les villes de plus de 10 000 habitants, autant de listes qu’en 2014. Et loin s’en faut : 262 listes seulement, contre 369 en 2014 !
La Fondation Jean Jaurès a tenu un compte précis des résultats de ces listes, en moins grand nombre mais – promettait-on – en plus grande qualité et capacité d’attraction électorale, lors du premier tour.
Le résultat est sans appel. Le RN est en recul dans toutes les régions, même celles où il bénéficiait d’une base électorale considérable, telle qu’on pouvait la mesurer aux scores obtenus en 2017 (présidentielle) et 2019 (européennes) où il avait dépassé 50 % des voix dans un nombre élevé de communes (Occitanie, PACA, Hauts-de-France, Grand Est).
Premier paradoxe donc, le RN n’est pas parvenu à étendre son influence alors même qu’il bénéficiait de vents porteurs extrêmement favorables. Dans les villes du sud, où ses chances apparaissaient d’autant plus fortes avec son réservoir de candidats réguliers sur les mêmes territoires depuis plusieurs années, son recul est impressionnant.
Il perd le tiers de son influence à Nîmes, et plus de la moitié à Saint-Gilles, son premier bastion à la fin des années 1980, une ville qu’il avait failli reconquérir avec Gilbert Collard en 2014. Outre les villes où il n’est pas parvenu à représenter des listes, ses scores sont en net repli à Frontignan (28 %, soit 2 points et 800 voix de moins qu’en 2014). À Montpellier et Toulouse, les deux métropoles, il passe même sous la barre des 5 %, synonyme de non-remboursement des dépenses électorales.
À Sète, haut lieu de la fusion des droites à la Ménard, le notable Sébastien Pacull, adjoint sortant sorti du rang, investi par le RN, réalise… 14,4 % des voix, soit exactement le pourcentage de 2014, mais avec 900 voix de moins, en raison de l’abstention. Il s’agissait de faire sauter les digues, mais elles se sont comme raffermies dans ces villes de la conquête attendue.
Victoires des sortants
Deuxième paradoxe, alors qu’il cède du terrain là où se forgeaient ses espoirs les plus raisonnables – à l’exception de quelques cas comme Moissac dans le Tarn, où il double son score et est très bien placé pour l’emporter au second tour – le RN obtient des victoires éclatantes là où il était sortant.
Beaucaire, Béziers, Fréjus, parmi tant d’autres, avaient été conquises dans des contextes spécifiques de division pathologique des oppositions, et en triangulaire au second tour sans atteindre 50 % des voix. Ici, les réélections sont magistrales, comme à Hénin-Beaumont, Hayange, Villers-Cotterêts ou le Pontet.
Mais elles ne font que confirmer le caractère exceptionnel du leadership municipal RN, à l’échelle nationale comme à celle des territoires d’implantation. Il est ainsi remarquable que ces succès n’embrayent pas, le plus souvent, sur une extension à l’échelle intercommunale, où se trouvent de plus en plus de ressources pour peser sur l’action publique.
Julien Sanchez triomphe à Beaucaire, mais n’arrivera pas à gouverner la Communauté de communes Terres d’Argence. Steve Briois affronte le même problème à Hénin-Beaumont.
Singularité politique
Finalement, le RN, qui voulait se normaliser au travers de ces élections, ne fait que renforcer sa singularité politique et, du coup, son isolement. Pourquoi ?
Pour mettre cet épisode électoral en perspective, il faudra attendre le résultat du second tour, où il est tout de même en position de se maintenir dans 136 communes (contre 317 en 2014). Mais on peut déjà dégager les trois pistes suivantes.
- Si le RN échoue à s’enraciner à l’échelle municipale, c’est qu’il n’est regardé ni par les électeurs ni par d’éventuels candidats comme un parti comme les autres. Alors qu’il affiche un discours de modération, c’est toujours l’odeur de soufre qu’il dégage. La meilleure preuve nous est fournie en situation d’enquête : les électeurs du RN, comme ceux du FN hier, sont les seuls qui éprouvent le besoin de se justifier quand on leur demande pour qui ils votent. Pour passer outre, les électeurs ne peuvent se contenter de l’offre de représentation. Ils ont besoin de l’expérience du pouvoir. Et les dirigeants du cru 2014, contrairement à la plupart de leurs devanciers, ont habilement joué de la communication, d’opérations symboliques et d’une hyperprésence sur le terrain.
- La crise sanitaire a évidemment joué un rôle auprès de l’électorat qui, par le passé, s’était reporté sur les listes européennes, ou les candidatures législative et présidentielle du RN. On a pu gloser sur l’effet de sidération qui s’est emparé des électeurs le 15 mars, renforçant la prime aux sortants et disqualifiant les oppositions les plus « disruptives ». Sans doute y a-t-il un peu de vrai dans cette idée que les épisodes de brutale gravité ont un impact négatif sur les partis qui se nourrissent des passions tristes : hostilité à l’autre, sentiment de déclassement, perte de repères collectifs, etc. Le sentiment qui dominait, le 15 mars, était plutôt du côté des passions « joyeuses » de l’entraide, de la solidarité, du besoin de biens communs. Mais le mal, pour le RN, va bien au-delà. S’il y a distorsion structurelle entre succès européen et déception municipale, c’est que même pour ses partisans, le RN reste indésirable pour « chez soi ». C’est le paradoxe de l’illégitimité frontiste. Pour conjurer ce signe indien, il faudrait ajouter aux décompositions des droites (et gauches) locales l’essor d’un homme providentiel qui sait faire fructifier ce terreau. Par définition, cela reste exceptionnel.
- On aurait donc tort de considérer cet échec comme un coup d’arrêt plus général pour le RN. Si la singularité municipale persiste pour l’extrême droite, c’est qu’elle est partiellement déconnectée des causes et des dynamiques qui font son succès à d’autres niveaux, comme l’ont montré récemment, pour l’Europe, les chercheurs Jean‑Yves Camus et Nicolas Lebourg.
L’agitation des passions tristes, la culture des solutions simplistes et le déficit d’investissement culturel et éducatif ont, dans l’Europe et la France de l’après-Covid-19, de quoi réarmer le récit des droites radicales.
Emmanuel Négrier, Directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL, Université de Montpellier, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.