Le saut d’espèce : quand un virus animal engendre l’émergence d’une maladie humaine
Nous le savons tous en ce moment, la population mondiale est ébranlée par un nouveau virus responsable d’une pandémie : le SARS-CoV-2. Capable d’une transmission efficace, ce virus a rapidement saturé des systèmes de santé non préparés à une telle menace. Par son apparition soudaine, ce nouveau virus est qualifié « d’émergent ».
Cet article a été rédigé par les étudiants du master 1 Interactions Microorganismes-Hôtes-Environnements de l’Université de Montpellier (promo 2019-2020), supervisés par Jean-Christophe Avarre, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Anne-Sophie Gosselin-Grenet, Université de Montpellier.
En virologie, un virus émergent est un agent nouvellement observé dans une population donnée. D’origine animale, ce virus a déclenché une épidémie chez l’Homme, comme c’est le cas pour d’autres virus (virus grippaux et virus Ebola par exemple). Ce phénomène, qui permet à un virus animal d’infecter l’Homme et de s’y multiplier, est lié à un mécanisme appelé le « saut d’espèce ».
Qu’est-ce qu’un virus ? Comment fonctionne-t-il ?
Les virus sont des entités biologiques microscopiques largement répandues dans l’environnement qui jouent un rôle essentiel dans l’évolution et la régulation des populations d’organismes qu’ils infectent.
Un virus se compose d’un génome (son information génétique), d’une coque protéique appelée capside, qui protège ce génome, et parfois d’une enveloppe. Un virus n’est pas capable de se multiplier de façon autonome, il doit nécessairement infecter une cellule pour y détourner les matières premières et les machineries dont il a besoin pour fabriquer ses propres composants.
Tropisme et spécificité d’espèce : des caractéristiques virales majeures
L’infection débute par la rencontre entre un virus et une cellule. Cette rencontre est initiée par des protéines de la surface du virus qui vont reconnaître une molécule cellulaire spécifique, appelée récepteur, exposée à la surface de la cellule. Cette reconnaissance, qui dépend de la quantité et du type de récepteurs présents sur la cellule, définit la sensibilité d’une cellule vis-à-vis d’un virus. Elle est indispensable à la fixation du virus, puis à sa pénétration dans la cellule. La multiplication du virus dépendra alors de la permissivité de la cellule, c’est-à-dire de sa capacité à permettre la fabrication de nouvelles particules virales.
Les deux paramètres, sensibilité et permissivité, définissent ainsi le tropisme cellulaire du virus, autrement dit sa capacité à pénétrer et à se multiplier préférentiellement dans un type particulier de cellules.
Les cellules d’un organisme ont une sensibilité et une permissivité vis-à-vis d’un virus qui leur sont propres, et qui diffèrent également d’une espèce à une autre. Le tropisme cellulaire du virus participe donc également au spectre d’hôte du virus, c’est-à-dire à la spécificité des espèces qu’il est capable d’infecter et dans lesquels il peut se multiplier. Ainsi, certains virus ont un spectre d’hôte large, tandis que d’autres ne sont capables d’infecter qu’une seule espèce hôte.
La spécificité d’espèce implique donc une barrière d’espèce qui empêche le passage des virus (et des pathogènes en général) d’une espèce à une autre et ainsi la transmission inter-espèces de maladies virales associées. Cette barrière est multifactorielle, à la fois physico-chimique, moléculaire, métabolique et immunologique.
Le franchissement d’une barrière d’espèce conduisant à l’émergence virale
L’émergence virale peut se manifester de différentes manières : il peut s’agir d’émergence dans un nouveau territoire, liée à un changement d’aire de répartition du virus ou de son hôte, ou d’émergence d’une maladie chez une nouvelle espèce hôte, liée à une modification structurale du virus lui permettant de l’infecter.
Un grand nombre d’émergences virales sont issues de la transmission de virus de l’animal à l’Homme : on parle alors de maladies zoonotiques ou zoonoses, comme ce fut le cas pour le SIDA résultant du passage de virus de singe à l’Homme, ou pour le SARS de 2003, consécutif à la transmission d’un coronavirus de chauve-souris à l’homme. Cette transmission inter-espèces, ou saut d’espèce implique que le virus soit capable de franchir la barrière d’espèce.
Ce saut d’espèce nécessite un contact rapproché entre une espèce animale infectée par un virus, alors qualifiée de réservoir, et l’homme. Le virus est généralement non pathogène pour le réservoir, et leur cohabitation est ancienne. La multiplication virale est ainsi maintenue dans le réservoir et de nombreuses particules virales peuvent être produites en toute innocuité pour lui.
La transmission du virus du réservoir à l’Homme se fait soit de manière directe, notamment par ingestion d’aliments crus contaminés ou par morsure, soit de manière indirecte par le biais de vecteurs. Ces derniers sont souvent des arthropodes, comme les moustiques, qui transportent les virus entre différents hôtes au cours de leurs repas sanguins.
Dans la mesure où la cohabitation entre le virus et la nouvelle espèce hôte est récente, le saut d’espèce peut-être à l’origine de l’émergence de maladies virales, comme c’est le cas actuellement avec la Covid-19.
Comment le saut d’espèce peut-il se produire ?
Pour qu’un saut d’espèce réussisse, le virus doit réaliser 4 étapes : être en contact avec la nouvelle espèce hôte (ici l’Homme), infecter ses cellules et s’y multiplier, échapper aux défenses de cet hôte et se transmettre dans la population de ce nouvel hôte.
Le contact est favorisé par la promiscuité accrue entre hommes et animaux, qui résulte notamment de l’extension des métropoles, de la destruction des écosystèmes (déforestation) et du commerce illégal d’espèces sauvages.
La proximité ne faisant pas tout, le virus se doit d’adopter quelques changements pour pouvoir perdurer à l’intérieur du nouvel hôte. En effet, le virus doit pouvoir adhérer aux récepteurs à la surface des cellules de son nouvel hôte pour y pénétrer, et s’y multiplier en détournant la machinerie cellulaire. Cette capacité d’adaptation est en partie permise par leur très fort taux de mutation. Le mécanisme de multiplication du matériel génétique viral commet en effet beaucoup d’erreurs qui ne sont pas réparées par des systèmes de « relecture » communs aux êtres vivants. Ces mutations peuvent entraîner des modifications structurales des protéines de surface du virus, lui permettant d’adhérer à de nouveaux types de cellules, et modifiant ainsi son tropisme cellulaire. Ces mutations peuvent également rendre le virus capable de se multiplier dans les cellules de la nouvelle espèce hôte.
Le virus, exposé aux défenses de l’hôte (son système immunitaire), devra également développer des stratégies d’échappement. Pour cela, certains virus attaquent directement les cellules de défense de l’hôte, comme le VIH, d’autres se « cachent » en infectant des cellules non accessibles au système immunitaire, ou encore brouillent les signaux de danger entre les cellules de l’organisme hôte.
Enfin, pour se disséminer dans la population du nouvel hôte, le virus devra se transmettre entre individus,via les gouttelettes respiratoires, le sang, par voie sexuelle ou encore par simple contact direct entre individus. La stratégie et l’efficacité du mode de transmission définiront alors la capacité du virus à disséminer et se maintenir dans la nouvelle espèce. Divers facteurs liés à l’hôte infecté peuvent également influencer l’efficacité de la transmission. Par exemple, une fois installé dans le nouvel hôte, le virus peut profiter de ses déplacements pour se disséminer. Par les mouvements de populations humaines liés à la mondialisation, au commerce et aux voyages, le virus peut alors infecter des individus dans une autre région et ainsi étendre son aire de répartition. Si la dissémination reste localisée, on parle d’épidémie, mais si elle s’étend mondialement, on parle alors de pandémie. Dans le cas où la transmission n’est pas possible entre les différents individus de l’espèce, on parle alors de transmission conduisant à une impasse épidémiologique.
Par son impact considérable sur l’environnement – déforestation, braconnage ou élevage intensif – couplé à une mondialisation en accroissement constant, l’Homme est devenu un acteur majeur de l’émergence de maladies virales, favorisant malgré lui les sauts d’espèces normalement accidentels.
Jean-Christophe Avarre, Chercheur en écologie virale, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Anne-Sophie Gosselin-Grenet, Maître de conférences en Virologie, UMR Diversité, Génomes et Interactions Microorganismes-Insectes (DGIMI), Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.