Le syndrome du héros combattant : attention à la chute !
Le Covid-19 est arrivé en France dans un contexte hospitalier fortement dégradé où les conditions de travail sont extrêmement difficiles et où le sentiment de non-reconnaissance de la part des citoyens et plus encore des pouvoirs publics est de plus en plus prégnant.
Florence Nande, Université de Montpellier et Marie-Laure Weber, Université de Montpellier
Tout ceci contribue à un malaise grandissant du personnel soignant. Et pourtant, face à cette crise sanitaire sans précédent, les personnels hospitaliers font front et se mobilisent sur le terrain, jour après jour, au service de toute la nation.
On redécouvre ces femmes et ces hommes qui bataillent à leurs risques et périls pour les autres : les oubliés d’hier deviennent les héros d’aujourd’hui. Ils font l’objet de nombreux hommages, de la part de Français anonymes, mais aussi au plus haut sommet de l’état. Le discours très martial du Président de la République, le 16 mars dernier (“Nous sommes en guerre”), annonçant le début du confinement généralisé de la population, a fait basculer les soignants dans le rôle de héros combattants. Au plus dur de la crise sanitaire, chaque soir, les Français les ont applaudis de leur fenêtre à 20 heures, marque d’une reconnaissance pour ces travailleurs de l’ombre qui forcent l’admiration. Et chaque jour, les médias ont également relayé les messages de soutien de toute la population.
Perte de ressources psychologiques
Pourtant, endosser le costume du héros combattant peut s’avérer dangereux à court et à long terme pour ces soignants. Ils vivent au quotidien une situation extrêmement stressante et sont déjà fragilisés par les combats passés. Leur colère face au manque de moyens n’a pas été entendue par les pouvoirs publics comme en témoignent les mouvements de protestation du personnel hospitalier en fin d’année 2019.
Le héros combattant dans la mythologie est un surhomme, un demi-dieu qui se distingue par ses exploits, par son courage extraordinaire, sa grande abnégation et son sens du sacrifice ; il part au combat et souffre en silence sans demander aucune aide.
Bien que le corps médical fasse preuve d’abnégation et de courage, leur quotidien se traduit aussi par : la peur éprouvée pour soi et sa famille, le stress induit par les pénuries de matériel de protection, la brutalité de cette maladie qui engendre un afflux exponentiel de malades et des réorganisations au jour le jour, la crainte d’avoir à pratiquer des choix non conformes à leurs valeurs, les incivilités et les violences d’une partie de la population, la fatigue qui s’accumule dans un quotidien devenu anxiogène à l’extrême. Tout cela contribue à épuiser leurs ressources psychologiques.
Cette approche du héros combattant peut sembler valorisante et encourageante à court terme mais risque, sans des conditions de soutien fort et de moyens supplémentaires, de ne pas compenser la perte de ressources personnelles que ces circonstances extrêmes provoquent, avec des conséquences à court et à long terme sur la santé psychologique des soignants.
La théorie de la Conservation des Ressources (COR) d’Hobfoll (1989) nous permet une lecture éclairée de cette situation. Elle indique que les individus s’efforcent continuellement d’obtenir, de conserver, de protéger et d’encourager les ressources auxquelles ils tiennent (par exemple la santé, la famille, etc.). Le stress advient quand ces dernières sont menacées ou réellement perdues ou que les événements ne permettent pas de gagner de nouvelles ressources malgré un effort individuel important.
La disponibilité et l’accès à ces ressources permettent à l’individu d’atteindre ou de maintenir ses objectifs. Les situations qui mettent à mal l’accès à ces ressources génèrent du stress et peuvent avoir des conséquences à plus long terme sur la santé psychologique des individus. Il est donc important de mettre en place des conditions qui permettent au corps médical de protéger et d’alimenter leur réservoir de ressources, conditions qu’Hobfoll appelle des resource caravan passageways.
Lorsque les individus vivent dans des contextes enrichis et stables, ils possèdent un terrain fertile pour développer de plus riches réseaux de ressources et pour entretenir leurs “caravanes de ressources” (autrement dit leur réservoir de ressources) ; alors que dans des circonstances délétères, les individus peuvent peiner ou échouer à les développer ou à les entretenir.
La reconnaissance ne suffit pas
À l’aune de cette théorie, il y a donc un risque fort chez ces soignants, qui vivent une situation inédite où leurs ressources centrales sont continuellement menacées (santé, famille, sens de la vie), de générer chez eux un sentiment de stress chronique pouvant avoir des conséquences sur leur santé. Ici, la ressource “reconnaissance” ne constitue pas à elle seule une arme de résistance contre le stress. Elle va permettre à court terme de tenir mais elle ne suffira pas si elle n’est pas accompagnée d’autres ressources matérielles, financières et humaines qui permettraient de compenser la perte de ressources vécue par nos soignants.
Ceci est d’autant plus prégnant que suite à des circonstances de stress chronique, les personnes ont tendance à voir leur pool de ressources de plus en plus épuisé et seront plus vulnérables pour combattre les futures pertes. Hobfoll met l’accent sur la primauté de la perte : les individus sur-pondèrent la perte de ressources et sous-pondèrent le gain. En d’autres termes, chaque individu possède une sensibilité à la perte, à savoir que les réponses émotionnelles sont plus marquées lors d’expériences négatives que d’expériences positives. Il est donc important de mettre en place des conditions pérennes pour maintenir un niveau de ressources disponibles, au risque de voir émerger un mal-être au travail plus accru, quand la lumière des projecteurs s’éteindra sur ces métiers.
Le plan massif d’investissement pour l’hôpital et de revalorisation des carrières annoncé au cœur de la crise, le 25 mars dernier, par le président de la République, doit donc mettre en place des conditions durables qui fournissent, enrichissent et protègent les ressources des soignants. Ceci pourrait constituer un début de réponse à l’interpellation devenue virale du neurologue François Salachas en février dernier “Vous pouvez compter sur moi, l’inverse reste à prouver…”.
Florence Nande, Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche (ATER) – Laboratoire MRM et IUT de Nîmes, Université de Montpellier et Marie-Laure Weber, Doctorante en Sciences de Gestion, laboratoire MRM, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.