Les enjeux de la comptabilité de demain
Que trouver de commun entre nos achats courants, en ligne ou chez un commerçant, le chiffre d’affaires ou le bénéfice de notre boulanger et ceux d’Aventis ou de Google, le budget de la France et celui de la Chine ?
Philippe Chapellier, Université de Montpellier; Agnès Mazars-Chapelon, Université de Montpellier; Claire Gillet-Monjarret, Université de Montpellier; Emmanuelle Nègre, Université Toulouse 1 Capitole; Gérald Naro, Université de Montpellier et Yves Dupuy, Université de Montpellier
Cette contribution s’appuie sur les travaux coordonnés par Philippe Chapellier (professeur de sciences de gestion à l’Université de Montpellier), Yves Dupuy (professeur émérite de sciences de gestion à l’Université de Montpellier), Claire Gillet-Monjarret (maître de conférences à l’Université de Montpellier), Agnès Mazars-Chapelon (maître de conférences HDR à l’Université de Montpellier), Gérald Naro (professeur des universités en sciences de gestion à l’université de Montpellier) et Emmanuelle Nègre (maître de conférences à la Toulouse School of Management), dans le cadre de la rédaction de l’ouvrage « Comptabilités et société : entre représentation et construction du monde » publié aux éditions EMS.
Cet ouvrage a reçu le Prix FNEGE 2019 du meilleur ouvrage de management dans la catégorie ouvrage de recherche collectif dont The Conversation France est partenaire.
Que trouver de commun entre nos achats courants, en ligne ou chez un commerçant, le chiffre d’affaires ou le bénéfice de notre boulanger et ceux d’Aventis ou de Google, le budget de la France et celui de la Chine ? Rien, est-on tenté de répondre en première réaction. Pourtant, toutes ces catégories partagent une identité fondamentale : celle de correspondre à une représentation chiffrée et monétaire, c’est-à-dire « qui se compte », selon, en apparence du moins, un langage numérique unique et cohérent.
En cela, les quelques exemples initialement évoqués soulignent à quel point le langage comptable en question est devenu prégnant dans notre quotidien économique, social, et même sociétal : prix, coûts, contraintes budgétaires, lectures économiques des performances, de toutes les performances, sont ainsi sans cesse convoqués et médiatisés, pour expliquer ou justifier le Monde tel qu’il va. Or, bien malin qui saurait dire clairement, sauf peut-être d’un point de vue strictement technique, ce qu’est un prix, un coût, et moins encore un bénéfice, un budget, ou un « impact » environnemental. La portée de cet étrange paradoxe, qui consiste à considérer implicitement des catégories complexes et fuyantes comme relevant du sens commun, voire de l’évidence, constitue le point d’ancrage de l’ouvrage.
Indispensables normes
C’est que, tout d’abord, la comptabilité reste très souvent comprise et admise comme une technique parfaitement normée, complète, et fiable de représentation du monde réel, et de ses composantes institutionnelles et organisationnelles. Elle prétend représenter, par exemple, la totalité du patrimoine détenu par une entreprise donnée à un instant donné. Mais encore faut-il s’entendre sur le contour spatio-temporel et les composantes de ce patrimoine, et sur la possibilité d’en produire une image chiffrée comparable à celle du patrimoine d’autres entreprises, institutions, etc. Dans ce but, des conventions et des normes doivent nécessairement être adoptées.
Dès lors, représenter le réel en termes comptables, c’est forcément le simplifier et donc privilégier certains aspects plutôt que d’autres. En ce sens, la représentation comptable « traditionnelle » tend à favoriser les aspects financiers au détriment des aspects sociétaux, et les intérêts des entreprises, ou des investisseurs, au détriment de ceux de la société. Une illustration typique de cette tendance se trouve dans l’utilisation, par les géants de l’Internet, d’artifices comptables visant à délocaliser leurs profits en créant une déconnexion formelle entre lieux d’activité et localisation des bénéfices déclarés.
Pas de rôle neutre
Cet exemple très actuel donne à penser que, si la comptabilité a pour objet premier de représenter le monde, elle l’influence profondément en retour. Les représentations qu’elle délivre conditionnent sans cesse les comportements de ses utilisateurs directs et indirects. C’est bien sur la base d’outils de gestion comptables que les managers prennent et justifient leurs décisions. Ils déterminent ainsi le fonctionnement de leurs organisations et, au-delà, des institutions et collectivités les plus diverses.
En cela, la comptabilité ne joue donc nullement le rôle passif ou neutre auquel on voudrait parfois la cantonner. Elle s’érige bien au contraire en principe d’action – l’actif n’est-il d’ailleurs pas constitué pour agir ? –, et elle participe au-delà à la construction du monde. Un enjeu essentiel devient alors de poser collectivement les bases de la comptabilité de demain. Une telle comptabilité se voudrait libérée de ses impasses et de ses zones obscures actuelles. Au-delà des chiffres purement monétaires et financiers, elle permettrait en quelque sorte de rendre visibles des catégories essentielles encore largement invisibles, telles que les biens communs, l’environnemental, l’humain, le social…
Philippe Chapellier, Professeur des Universités en Sciences de gestion, Université de Montpellier; Agnès Mazars-Chapelon, Enseignant-chercheur en Sciences de Gestion, Université de Montpellier; Claire Gillet-Monjarret, Maître de Conférences en Sciences de gestion, Université de Montpellier; Emmanuelle Nègre, Maître de Conférences en sciences de gestion, Toulouse School of Management Research, Université Toulouse 1 Capitole; Gérald Naro, Professeur des universités en sciences de gestion, Université de Montpellier et Yves Dupuy, Professeur émérite de gestion, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.