[LUM#1] A la recherche d’Alexandre Grothendieck
Qui se souvient d’Alexandre Grothendieck ? Celui qui fut considéré comme le plus grand mathématicien du 20e siècle s’est éteint récemment. De sa traversée de l’oubli, ce défricheur de mondes laisse une terre inconnue : une œuvre manuscrite qui reste à découvrir.
Il a changé le paysage des mathématiques. Alexandre Grothendieck s’est éteint le 13 novembre 2014 à l’âge de 86 ans. Depuis longtemps déjà, il s’était mis en marge de la communauté des hommes. Réfugié à Lasserre, petit village des Pyrénées, l’enfant terrible des mathématiques y menait depuis 1991 une vie d’ermite. Son dernier acte public a lieu trois ans plus tôt, quand il refuse le prix Crafoord censé couronner sa carrière et les 270 000 dollars qui l’accompagnent. « La fécondité se reconnaît par la progéniture, et non par les honneurs » avait expliqué celui qui en était comblé, ayant notamment reçu la prestigieuse médaille Fields.
Génie hors normes
Jean Malgoire fut son élève. Aujourd’hui maître de conférences à l’Université de Montpellier, il se souvient de cette « intransigeance absolue » qui caractérisait l’homme autant que le chercheur. « Il avait une foi totale en sa capacité à analyser les choses par lui-même, sans s’embarrasser d’autres points de vue. Une confiance en lui qu’il appliquait à tous les domaines… ».
Très tôt, c’est en solitaire que Grothendieck explore cette magie où réside l’harmonie secrète du monde, et qu’on appelle mathématique. A l’Université de Montpellier, ce n’est pas en cours qu’il brille, mais dans l’ombre : reconstruisant à 18 ans, sans le savoir, la respectable théorie de l’intégration de Lebesgue. Jean Dieudonné s’en étouffe quand il rencontre en 1949 ce génie hors norme : ce n’est pas comme ça qu’on travaille !
Celui qui deviendra son plus proche collaborateur lui confie alors 14 problèmes d’analyse fonctionnelle que ni lui ni Laurent Schwartz n’ont pu résoudre. La suite est devenue légendaire : en quelques mois, l’apprenti dénoue ces 14 nœuds gordiens, dont chacun aurait pu fait l’objet d’un travail de thèse honorable. Grothendieck a 22 ans.
Du temps des miracles à celui de la contestation
Devant lui s’ouvrent deux décennies de miracles ininterrompus. Au sein de l’Institut des Hautes Études Scientifiques fondé autour de lui, cet ogre aux visions fulgurantes dévore le travail. Et place dans le ciel des mathématiques une constellation nouvelle : la géométrie algébrique moderne, nouveau cadre conceptuel universellement adopté.
« Quand réfléchissait-il ? On ne le savait pas. D’un sujet neuf, il semblait tout savoir, s’étonne encore le mathématicien Michel Demazure, son premier doctorant, un demi-siècle après la rencontre. Chez cet être étrange qui paraissait d’une nature foncièrement différente, tout semblait être déjà là… »
Mais les 20 années de grâce vont s’achever brutalement. Pour Grothendieck, dans cet après-mai 68 où brûle la guerre du Vietnam, les mathématiques comptent de moins en moins. Faut-il continuer la recherche ? demande-t-il. Sa réponse est trouvée. En 1970, ayant appris que l’IHES reçoit des subventions du ministère de la défense, il démissionne. Le maître que l’on suivait sur les chemins nouveaux coupe les ponts.
Carnets de l’exil
Avec la force habituelle de ses certitudes, il a cette vision : le monde court à sa perte. Les menaces sont nommées : « le déséquilibre écologique créé par la société industrielle contemporaine (…), les conflits militaires ». Il entame « le premier pas dans un nouveau voyage ». Un voyage qui le conduira à l’exil de 1991. Entre-temps, il aura fondé avec un groupe de scientifiques l’un des tout premiers mouvements d’écologie radicale : « Survivre et vivre ».
C’est dans l’ombre, à nouveau, qu’il poursuit l’effort intellectuel. A l’Université de Montpellier, nouveau refuge où enseigne une star scientifique qui s’isole de plus en plus, et jusque dans son exil pyrénéen, il noircit des feuilles de papier. La pensée du maître y court sans entrave. « Il n’a jamais arrêté de faire des maths », assure Jean Malgoire, à qui Grothendieck confie en 1991 de volumineux cartons, encore largement inexploités (voir encadré).
Grothendieck avait défendu de ne plus rien publier de son vivant. Ses carnets de l’exil, si longtemps attendus par la communauté scientifique, pourraient désormais être publiés. Qu’y découvrira-t-on ? « Des graines sans doute, qu’il nous incombera de faire germer » suggère Jean Malgoire. En terres de mathématiques, Alexandre Grothendieck n’a peut-être pas fini d’éclairer des contrées ignorées.
Continents inexplorés
Le « fonds Malgoire » : en juin 2015, l’Université de Montpellier annonçait la signature d’une convention avec la Région Languedoc-Roussillon pour exploiter ces 20 000 pages méticuleusement classées. Rédigées entre 1970 et 1991, confiées à Jean Malgoire en 1991, elles comportent plus de 15 000 pages de mathématiques ainsi que la correspondance du maître. Après inventaire et mesures de conservation, ces documents seront numérisés courant 2016.
Rédigé entre 1992 et 1999 dans l’ultime résidence de Grothendieck, le « fonds Lasserre » contient ses derniers papiers : 60 000 pages, dont environ 3 500 pages de mathématiques, mais aussi des écrits de toutes sortes, littéraires, philosophiques ou autobiographiques. En 1997, Grothendieck avait légué ces manuscrits à la Bibliothèque nationale, à qui il appartient désormais de dévoiler cette nouvelle terra incognita, une fois réglées les questions de succession.
Pour en savoir plus
- Le Grothendieck Circle regroupe de nombreux documents, et notamment certaines œuvres inédites de Grothendieck.
- Lire l’article 28 000 pages d’Alexandre Grothendieck.
- Consultez les archives Grothendieck.
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