[LUM#6] Aux origines de la parole

Les babouins émettent des sons tout à fait comparables aux voyelles humaines. Et ce malgré leur conduit vocal, différent du nôtre. Une découverte qui brise un dogme et nous indique que l’émergence de la parole pourrait être bien plus ancienne qu’on ne le pensait jusqu’ici.

©IRD – Didier Paugy

Comment nos lointains ancêtres ont-ils pu commencer à parler ? La question est épineuse, puisqu’on ne dispose que de fossiles, en l’absence d’enregistrements. Jusqu’à présent, la théorie largement enseignée depuis des décennies était claire. Seul Homo sapiens pouvait parler, d’un point de vue anatomique. Son larynx bas aurait joué un rôle crucial pour pouvoir articuler des sons distincts. Or, ce larynx bas est une spécificité de l’Homme, tous nos cousins primates ayant un larynx en position haute. C’est seulement après l’acquisition de la bipédie que le larynx de nos ancêtres a commencé à descendre au fil des centaines de milliers d’années. Lui permettant donc, d’après la théorie, de commencer à articuler une fois les capacités cognitives nécessaires acquises. La possibilité anatomique de parler était ainsi perçue comme une singularité de plus pour Homo sapiens dans le règne animal.

Cinq proto-voyelles

Depuis quelques décennies, cette théorie largement admise avait subi quelques assauts. Les bébés humains, par exemple, peuvent prononcer des voyelles malgré leur larynx haut. Les hommes de Neandertal, aussi, qui ont disparu il y a environ 30 ou 40 000 ans, n’étaient pas handicapés par leur larynx pour articuler… d’autant plus qu’il était sans doute situé dans la même position que celui de l’Homme moderne. Mais voilà qu’aujourd’hui, cette théorie sur l’émergence de la parole s’effondre définitivement, suite à une étude menée par plusieurs équipes de chercheurs.

Dans les enregistrements de 1 400 vocalisations produites par les babouins, de nombreux sons sont comparables aux voyelles humaines. Les analyses de leurs propriétés acoustiques et de la manière d’articuler des babouins sont formelles. Ces primates émettent des proto-voyelles, c’est-à-dire des sons qui ont des propriétés des voyelles, et ils peuvent en articuler cinq bien différenciées : « a », « e », « o », « ou » et une proche du « i ».  Elles correspondent aux voyelles de base autour desquelles s’organisent la majorité des langues humaines.

Briques de base de la parole

Nos cousins primates peuvent même associer deux proto-voyelles, pour former des « waou », par exemple, le « w » constituant une première ébauche de consonne. Pourquoi est-ce si important ? Parce que ces sons sont fondamentaux pour la parole articulée. Présents dans toutes les langues humaines, ils permettent de constituer un cadre structurant des syllabes, essentiellement une consonne suivie d’une voyelle. Les babouins possèdent donc des briques de base de la parole. 

« C’est la première fois qu’on démontre que des primates ont les éléments anatomiques suffisants pour parler », explique Guillaume Captier, chirurgien et professeur d’anatomie à l’Université de Montpellier. « Autrement dit, si nous, humains, avions le conduit vocal des babouins, avec notre cerveau, notre contrôle neurologique, nous serions capables de prononcer des voyelles et donc de parler ». Ces singes, d’ailleurs, ont exactement les mêmes muscles de la langue et les mêmes cordes vocales que les humains. Or, c’est le positionnement de la langue par rapport au palais qui est central pour la parole.

Processus continu

L’histoire de l’émergence de la parole est donc bien plus ancienne qu’on ne pensait. Les éléments de base nécessaires remontent probablement à notre dernier ancêtre commun avec le babouin, il y a 25 millions d’années. Le premier homme à avoir commencé à utiliser une communication parlée ne serait donc peut-être pas Homo sapiens, apparu il y a environ 200 000 ans, mais un représentant plus ancien du genre humain comme Homo habilis ( La preuve de l’existence d’un proto-système vocalique chez le babouin suggère des précurseurs de la parole pré-hominine, in PlosOne, 2017).

La parole, dès lors, n’est plus réservée à l’humain moderne. « Bien sûr, il ne s’agit pas là de langage. Mais c’est bien un système de parole, qu’ont les babouins, dans le sens où ce sont des sons différenciés », indique Guillaume Captier. « Ce ne sont pas les limites anatomiques qui ont été des contraintes pour l’apparition de la parole et du langage, mais la coordination et le développement cérébral ». Cela s’est donc sans doute fait en un processus continu sur des centaines de milliers d’années (Quel chemin vers l’aube de la parole ?: réanalyse d’un demi-siècle de débats et de données à la lumière des sciences de la parole, ScienceAdvances, 2019). Une étape majeure a ainsi été franchie pour mieux comprendre et pouvoir reconstituer, un jour, la formidable épopée de l’apparition de la parole et du langage humain…

Qu’est-ce qu’une voyelle ?

Quand on prononce une voyelle, le flux d’air s’écoule librement à travers la bouche et les fosses nasales, ne rencontrant aucun obstacle. D’où un son clair, harmonieux. Pour une consonne en revanche, l’air rencontre une obstruction. La consonne résulte en un bruit : claquement, chuintement, sifflement, roulement, etc. Que se passe-t-il plus concrètement quand on produit une voyelle ? Le son provient de la vibration de nos cordes vocales. En même temps, langue, voile du palais, dents, lèvres entrent en jeu pour permettre de moduler le son. Les voyelles nasales (comme dans « pain », « blanc », « mont »), par exemple, se prononcent avec le voile du palais abaissé : de l’air passe par la bouche et le nez. On peut aussi étudier les voyelles d’un point de vue acoustique, en effectuant une analyse spectrale des sons. On les reconnaît ainsi par leur fréquence et leur amplitude – ce qui a été fait pour l’étude portant sur les vocalises des babouins.

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