Mircea Sofonea : « La modélisation est une forme d’analyse quantitative de données comme une autre, non une pratique divinatoire »
Mircea Sofonea est épidémiologiste au sein du laboratoire Maladies Infectieuses et Vecteurs : Écologie, Génétique, Évolution et Contrôle (Mivegec[i]). Depuis bientôt un an sa discipline occupe le devant de la scène et le chercheur de Montpellier a été particulièrement sollicité par les médias. Il revient sur une année décidément particulière.
Comment en êtes-vous venu à l’épidémiologie ?
Après avoir étudié la biologie à l’École normale supérieure j’ai soutenu une thèse en épidémiologie évolutive à l’Université de Montpellier en 2017. C’est une ville qui présente une dynamique exceptionnelle en sciences de la vie : de la biologie des populations à la santé. Et justement l’épidémiologie, qui est l’étude des déterminants de santé dans le temps et dans l’espace, est à la croisée de nombreuses disciplines. L’épidémiologie des maladies infectieuses en particulier requiert l’intervention de cliniciens, de microbiologistes, de médecins de santé publique mais aussi d’écologues, de biologistes de l’évolution et de mathématiciens appliqués… A Montpellier, j’ai trouvé un environnement très favorable pour développer des approches interdisciplinaires.
La survenue de la pandémie de covid-19 a-t-elle modifié votre travail ?
La situation a très rapidement pris une tournure inédite, le 12 mars 2020 l’essentiel de la recherche de l’équipe Évolution Théorique & Expérimentale dirigée par Samuel Alizon au laboratoire Mivegec a basculé sur la covid-19. Notre équipe a été parmi les premières à produire des travaux et logiciels pour la France de façon publique : le 6 avril, nous avons mis en ligne un simulateur permettant d’estimer combien de personnes avaient été infectées afin de déterminer si et quand l’immunité collective serait atteinte et quand surviendrait le pic d’occupation hospitalière. Nous avons ainsi été l’une des rares équipes françaises à avoir porté une expertise de modélisation de l’épidémie au niveau national et dès la fin avril nous avons été contactés par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST, présidé par Cédric Villani). Une discipline scientifique doit cependant se garder de prendre le monopole, nous contribuons à la diffusion des sciences mais nous ne sommes pas des prescripteurs de politique publique, même si de nombreux médias nous poussent à nous exprimer dans ce sens.
Justement, vous avez été fortement sollicité par les médias autour de la covid-19, étiez-vous familier de ce rapport avec la presse ?
Au début, les médias et journalistes n’étaient pas sensibilisés à l’épidémiologie, et nous avons plutôt été contactés par le biais du bouche à oreille pour nos notes pédagogiques sur le sujet. Puis le besoin de compréhension et de projection quantitative de l’épidémie s’est traduit en demandes quotidiennes, essentiellement de la part des médias mais aussi des acteurs de la santé voire du secteur privé. Nous pensions que cette exposition allait durer quelques semaines mais bientôt un an après et plus de 300 interviews, les sollicitations ne faiblissent pas et je dois en refuser faute de temps pour maintenir une activité de recherche dans un contexte inédit de production scientifique ainsi qu’une pleine charge d’enseignement. J’ai aussi pu observer l’effet d’une pause dans la réponse aux sollicitations médiatiques : le constat partagé par d’autres collègues est que l’analyse scientifique laisse rapidement la place à des discours fallacieux, qui viennent non seulement dégrader la confiance de l’opinion auprès du milieu scientifique mais aussi affaiblir la compréhension et l’adhésion de la population aux mesures sanitaires.
Que pensez-vous des différents discours, pas toujours concordants, que l’on a pu entendre ?
Il ne faut pas utiliser l’urgence et l’appel d’air médiatique
pour occuper le vide, et certains scientifiques ont profité de cette effervescence pour asséner des vérités non établies en dehors de leur champ de compétence. Ces discours ont fini par perdre l’opinion publique. Par exemple le confinement est une décision qui ne se prend pas au doigt mouillé mais qui doit s’appuyer des arguments quantitatifs, des données et une analyse scientifiques appropriées.
On a beaucoup lu dans les médias des articles où vous étiez interviewé titrés « Il faut confiner », y retrouvez-vous vos propos ?
C’est une des difficultés rencontrées dans les rapports avec les médias : souvent on s’aperçoit que la reproduction des propos n’est pas totalement fidèle, et dans l’article publié on ne retrouve ni le conditionnel utilisé ni les précautions oratoires, alors même qu’on essaye de transmettre un discours nuancé et pondéré sur la recherche, par définition exploratoire. C’est d’ailleurs capital de distinguer la science de la recherche. La première représente en effet un corpus de connaissances établies et acceptées comme telles par une communauté spécialiste, alors que la recherche est une activité humaine comme une autre avec une façon de la produire propre à chacun, de l’intuition au résultat préliminaire mais pas encore au niveau du fait consensuel. Il y a trop souvent un mélange des genres dans les médias.
Comment est-ce que vous imaginez l’évolution de votre travail dans l’après covid ?
J’espère que l’on pourra se projeter à nouveau dans une recherche de long terme et contribuer à une compréhension scientifique transdisciplinaire sur les maladies infectieuses, ainsi qu’une transmission de ces savoirs notamment en promouvant une meilleure éducation à la santé auprès des générations futures. Plus généralement, les chercheurs en épidémiologie et évolution des maladies infectieuses sont actuellement vus comme des porteurs de mauvaises nouvelles tandis que nombre de ces maladies sont évitables et l’investissement dans la prévention en amont de l’émergence et de la propagation d’une épidémie est cruciale. Il y a une forme d’ingratitude dans la santé publique : si vous prévoyez et anticipez un évènement, tout est mis en œuvre pour qu’il ne survienne pas et vous passez pour un catastrophiste. Si vous ne le prévoyez pas et qu’il survient, vous avez mal fait votre travail. Il est important de garder à l’esprit que l’épidémiologie répond à 3 questions : comprendre le passé, décrire le présent et éclairer le futur, mais non pas le prédire. La modélisation est au fond une forme d’analyse quantitative de données comme une autre, et non une pratique divinatoire ainsi qu’aiment à la qualifier des observateurs qui oublient que derrière chaque interprétation des chiffres se cache un modèle, aussi simpliste et implicite soit-il.
Est-ce que vous aviez déjà été confronté à d’autres épidémies avant la covid-19 ?
Avec Samuel Alizon et deux stagiaires du master MEME nous avions travaillé sur l’épidémie d’Ebola qui est survenue en Afrique de l’Ouest de 2013 à 2016. Cette dernière s’est révélée inédite par sa portée et sa durée, il était important d’en étudier les conséquences au temps long. C’est un bon exemple d’interaction entre la santé publique et l’évolution virale. Dans les pays développés, on a cru que les antibiotiques et les vaccins allaient rapidement résoudre le problème des maladies infectieuses et qu’il fallait désormais se concentrer sur les maladies chroniques. L’épidémie de covid-19 est venue nous prouver le contraire.
[i] Mivegec : UM, CNRS, IRD