« Permis de tuer » ou sécurité publique ? En Turquie, une loi controversée sur les chiens errants

En Turquie, une nouvelle loi adoptée pendant l’été 2024 risque d’entraîner des euthanasies de masse pour les animaux errants, et en particulier les chiens des rues. Le pays, qui dispose pourtant d’une forte tradition de cohabitation avec les animaux des rues, voit ainsi ravivé le souvenir du massacre de l’île Maudite, où environ 80 000 chiens ont été déportés et livrés à leur sort en 1910. D’autres voies, comme la stérilisation et/ou l’adoption, seraient pourtant plus humaines.

Bernur Açıkgöz, Université Katip Celebi et Marc Willinger, Université de Montpellier

Crédits Freepik

En Turquie, une nouvelle loi adoptée pendant l’été 2024 prévoit la capture des animaux errants, et notamment des chiens des rues, afin d’endiguer leur prolifération. La loi prévoit leur placement en refuge et l’euthanasie systématique des animaux jugés dangereux, notamment les animaux malades ou ceux ayant un comportement qualifié de « négatif ».

Cette loi soulève des préoccupations majeures en matière de bien-être animal et de sécurité publique : cette loi risque d’entraîner un abattage massif d’animaux, et cela, alors que des solutions plus humaines existent, par exemple des campagnes de stérilisation et d’adoption des animaux. Si l’on compare cette loi aux normes de bien-être animal de l’Union européenne, il est clair que la Turquie devrait envisager une réforme plus inclusive.

Pourtant, la Turquie a une tradition bien ancrée de la cohabitation avec les animaux de rue. Depuis l’époque ottomane, les animaux errants font partie intégrante du tissu social et culturel en Turquie : la population les nourrit, leur construit des abris et partage les espaces urbains avec eux. Cette tradition pacifique se poursuit aujourd’hui dans de nombreuses villes et villages, contribuant au bien-être de ces animaux.

Le sort des animaux errants y est un sujet sensible : en 1910, sous l’Empire ottoman, l’île de Sivriada (également connue sous le nom d’île Maudite) a été utilisée pour exiler les chiens errants d’Istanbul. Lors de cet événement, plus de 80 000 chiens ont été regroupés puis abandonnés sur cette île déserte.

Chiens sur l’île de Sivriada en 1910, image d’archive. HAYTAP (Organisation de défense des animaux turque basée à Istanbul)

La mort des chiens par la faim et la soif a suscité une vive indignation publique, et cet événement est resté dans les mémoires comme un échec à la fois moral et pratique, laissant une profonde cicatrice dans les consciences. Le public a d’ailleurs associé certaines catastrophes qui ont suivi, telles que des tremblements de terre ou des guerres, à la « malédiction des chiens ».

Un souvenir que la nouvelle législation sur les chiens errants en Turquie vient raviver, sur fond de débat humanitaire et éthique.

La nouvelle loi, une « solution » à court terme

L’une des principales raisons derrière l’adoption de cette nouvelle loi en Turquie est l’augmentation du nombre de chiens errants et la montée de la peur des chiens dans une partie de la population. Ces derniers provoquent en effet des accidents de la circulation et peuvent être vecteurs de maladies dangereuses, comme la rage.

L’ancienne loi, l’article 6 de la loi n° 5199 sur la protection des animaux, obligeait les municipalités à stériliser, vacciner, soigner et relâcher les animaux errants dans leur lieu d’origine. Cependant, les municipalités n’ont pas rempli cette mission, et, en raison d’une stérilisation insuffisante, les populations de chiens ont continué de croître. La nouvelle loi, qui permet la capture et l’euthanasie des chiens non adoptés, vise à remédier à cette situation.

Bien que cette loi semble répondre à un besoin urgent de sécurité publique, il est peu probable qu’elle représente une solution humaine à long terme. En effet, aucune municipalité en Turquie n’a actuellement l’infrastructure nécessaire pour héberger ces animaux. Selon les médias turcs, certaines municipalités ont commencé à empoisonner les chiens en raison du manque de place dans les refuges. Dans les zones rurales et certaines zones urbaines, cette loi a déjà conduit à des massacres d’animaux.


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Ainsi, la nouvelle loi oblige les municipalités à capturer et enfermer les animaux, mais sans leur fournir d’infrastructures adéquates. Cette loi n’offre donc qu’une solution à court terme, tout en négligeant toute considération de bien-être animal à long terme.

Stérilisation, adoption… des solutions plus durables

Si cette loi reste en vigueur, il est à craindre que les massacres d’animaux se multiplient, engageant la responsabilité des municipalités et du gouvernement central. Pour concilier bien-être animal et sécurité publique, le gouvernement devrait réévaluer les conséquences de cette loi et envisager des alternatives.

Pour faire face aux animaux errants en Turquie, des ajustements politiques auraient pu être envisagés avant même de mettre en place une telle loi. Ils auraient permis de préserver les habitudes de cohabitation avec les animaux des rues, tout en trouvant un meilleur équilibre en sécurité publique et respect des droits des animaux.

  • D’abord la question des refuges pour héberger les animaux errants capturés : il aurait fallu, a minima, définir des zones sûres où les animaux auraient pu rester en attendant la construction des infrastructures adéquates.
  • Bien que la vente d’animaux en animaleries ait été interdite, la reproduction et la vente dans des fermes non réglementées se poursuivent, contribuant à l’augmentation du nombre d’animaux errants.
  • De plus, les animaux de compagnie peuvent encore être importés par les voyageurs internationaux.
  • Certaines lois existantes, comme celles interdisant la détention d’animaux dans les copropriétés, auraient pu être réévaluées pour favoriser l’adoption des chiens en Turquie.
  • Des campagnes de stérilisation pourraient réduire le nombre de chiens, tandis que des campagnes d’adoption encourageraient le public à prendre en charge ces animaux et le sensibiliseraient aux droits des animaux.
  • Même en l’absence d’adoptions en masse, les municipalités pourraient investir dans des centres de stérilisation pour permettre aux animaux, une fois vaccinés et stérilisés, de retourner dans leurs zones d’origine après traitement.

S’inspirer de l’Union européenne

Au sein de l’Union européenne, comme en Suède ou en Allemagne, des mesures politiques ont permis de de réduire considérablement le nombre d’animaux errants.

En France, la loi sur la protection et le bien-être des animaux inclut des mesures sérieuses pour protéger les animaux errants et interdit leur abandon. Les violations du bien-être animal sont sévèrement punies, et des refuges ainsi que des programmes d’adoption pour réhabiliter les animaux errants sont mis en place.

La directive 98/58/CE du Parlement européen interdit l’euthanasie inutile et oblige les États membres à adopter des politiques de protection des animaux. L’article 13 du Traité de Lisbonne reconnaît les chiens comme des « êtres sensibles » et souligne la nécessité de protéger leurs droits.

En mettant en œuvre des programmes similaires, la Turquie pourrait maîtriser les populations d’animaux errants. Il serait utile que la mobilisation contre la nouvelle loi s’étende à l’international, et notamment en Europe : des organisations comme Eurogroup for Animal pourraient offrir un soutien financier et technique aux projets de stérilisation et d’adoption en Turquie.

En définitive, cette nouvelle loi, bien qu’elle vise à renforcer la sécurité publique à court terme, met gravement en danger le bien-être animal et l’harmonie sociale à long terme en termes de cohabitation pacifique avec ces animaux. Il serait souhaitable d’abroger cette loi et de la remplacer par une législation plus inclusive et humaine, en s’inspirant des normes de bien-être animal en vigueur dans l’Union européenne.

En 1789, le philosophe anglais Jérémy Bentham lui-même écrivait :

Gravure de Jeremy Bentham par G W Appleton. Wellcome Library, London. Wellcome Images

« Quel […] critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est un animal incomparablement plus rationnel, et aussi plus causant, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ?

La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ? »

Bernur Açıkgöz, Professeure d’économie, Université Katip Celebi et Marc Willinger, Professeur d’Economie, économie comportementale et expérimentale, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.