Reconversion professionnelle : l’autre parcours du combattant des militaires
La recherche que nous avons menée sur la reconversion des militaires (64 entretiens) révèle qu’il est difficile de quitter un métier exigeant des dispositions personnelles et un fort engagement qui forgent « l’état singulier » de militaire, pour reprendre la terminologie du Haut comité d’évaluation de la condition militaire.
Dominique Lecerf, Université de Montpellier; Anne Loubès, Université de Montpellier et Claude Fabre, Université de Montpellier
La spécificité professionnelle n’est pas pour autant une notion réservée au seul métier des armes ; elle est, selon le sociologue allemand Max Weber le fruit de « toute organisation, toute institution dotée d’une finalité propre ».
Environ 16 000 personnes quittent chaque année nos armées. L’Agence de la reconversion de la Défense accompagne 62 % d’entre elles vers un emploi qui s’avère délicat à pérenniser. In fine, seulement 37 % des partants sécurisent l’emploi trouvé avec l’aide institutionnelle. L’impératif de retour rapide à l’emploi et la pression liée aux taux de reclassement conduisent les opérateurs à privilégier une logique d’employabilité et des prestations techniques. L’humain est donc contraint, voire essentiellement réduit à un portefeuille de compétences transférables.
Subie ou choisie, une perte d’emploi impacte une personne dans sa globalité, pas seulement dans son rôle professionnel. Le changement est synonyme de pas vers l’inconnu, de doute, d’interrogations, de peurs ; les dispositions et les ressources pour le franchir sont spécifiques.
En investiguant au cœur de la reconversion militaire, cette étude met en relief la nécessité d’un questionnement et d’un accompagnement identitaires dans le processus de reconversion. Elle montre l’urgence d’une approche globale qui mette en œuvre simultanément les leviers techniques et psychologiques de la reconversion. Il s’agit de permettre à l’individu d’accéder rapidement à une gestion autonome de sa transition professionnelle en comprenant qui il est pour accepter et décider qui il veut devenir.
Avant : un militaire, mais pas que…
L’identité d’une personne est plurielle. Elle s’appuie sur trois piliers dynamiques : l’identité personnelle (innée et acquise), les identités de rôles dans leur mosaïque socioprofessionnelle, et enfin les identités de groupes d’appartenance. Il s’en dégage une identité pour soi et une identité pour autrui.
La singularité militaire tient à la fois à une identité de rôle très spécifique – donner et recevoir la mort par le service de l’arme ; à un fort attachement au groupe – les militaires se désignent comme des frères d’armes ; et à l’institution – assise sur un système de valeurs. L’exigence du service peut conduire à l’oubli de soi, à la « fusion » entre le personnel et le professionnel, à des « sacrifices » familiaux… que résume la maxime d’Alfred de Vigny : « Servitude et grandeur militaires ». La difficulté à se détacher d’une identité de métier et de groupe à fort ascendant est une réalité que l’on retrouve dans nombre d’activités, notamment l’industrie, la santé, l’éducation, le syndicalisme…
D’abord, la perte d’emploi induit la « perte de soi », pour reprendre l’expression de la sociologue Danièle Linhart. Ce changement plonge le militaire dans une zone de mise en marge – dite liminale – qui introduit le chaos, s’impose subitement à son histoire, en déstructure la trame, les héros et la « chute » imaginée. L’angoisse qui s’installe introduit ainsi une courbe du doute similaire au processus de deuil, un mot qui revient souvent chez les personnes interrogées pour lesquelles déni, colère, négociation, dépression introduisent l’ultime étape d’acceptation : le nouveau départ.
Un ancien militaire témoigne :
« Moi qui voulais depuis tout petit être militaire, j’avais vécu le rêve de ma vie au niveau professionnel. Ma vie, elle aurait pu s’arrêter à ce moment-là ».
Comment faire face à cette angoisse ? Un processus de personnalisation, reposant sur un travail identitaire et une évolution de l’identité plurielle, est de nature à favoriser la transition. Il s’agit en fait d’une re-personnalisation, d’un retour au socle identitaire. Ce questionnement permettrait notamment un ajustement des relations interindividuelles et des stratégies personnelles pour « faire face » (coping) aux menaces, et permettre la concrétisation de la projection dans une nouvelle vie sociale et professionnelle.
Distanciation identitaire
Cette prise de recul est d’autant plus nécessaire que la reconversion des militaires est profonde, comme l’explique une personne interviewée :
« Quand un militaire bascule dans le monde civil, il y a une relation au monde qui change, ce n’est pas simplement un changement de travail, c’est un changement de vie complet. En fait on passe de donner sa vie à donner son bras ; ma capacité de travail c’est d’offrir mes bras ce qui est très différent que de donner sa vie ».
Si l’influence du groupe quitté s’avère envahissante, la construction identitaire s’en trouve altérée et menacée. S’en distancier facilite l’aboutissement du travail identitaire dans lequel la quête de sens de l’individu est le moteur de sa mise en action, la clé de sa transition professionnelle. Un ancien militaire confirme l’importance de cette étape :
« Il fallait savoir trouver comment transférer les compétences de l’armée pour qu’elles collent à la recherche du poste […] mais la difficulté était que je construise quelque chose qui avait du sens ».
Autrement dit, le militaire doit davantage réfléchir à qui il est plus qu’à ce qu’il est. Au moment de l’étude, le service de recrutement de l’armée de terre diffusait son slogan « Devenez vous-même » ! A fortiori, lors du départ, rester, devenir, ou redevenir participent de l’impérieux « maintien de soi », non seulement pour opérer le détachement nécessaire, mais aussi et surtout pour conserver un équilibre identitaire et donner une fondation au nouveau projet. La transition professionnelle induit en effet un contexte mouvant où l’identité pour soi s’ajuste à l’identité pour autrui, par une dose de détachement du groupe quitté favorisant l’apprivoisement d’un groupe rejoint. Savoir devenir constitue en conséquence une compétence-clé à développer.
Un ancien militaire résume cette conclusion :
« Il faut devenir acteur de sa reconversion et ne pas attendre que les autres fassent le travail pour nous ».
L’alternative du savoir devenir
Mais l’on ne devient soi-même que dans un environnement écosystémique donné. Lorsque les repères environnementaux changent, poursuivre de devenir soi-même s’impose ! Pour une transition professionnelle fluide, il est essentiel que le partant saisisse la nécessité qu’il a à re-situer son identité personnelle – qui il est – au sein de son identité plurielle en mutation – ce qu’il est.
Afin d’éviter l’enlisement du processus de personnalisation, il doit entreprendre une juste mise en retrait par rapport au groupe quitté qui continue de cadrer son identité pour autrui : par ses modes de fonctionnement, son système de valeurs, les rôles que l’individu y tient, qu’il y a tenus, les actifs auxquels il a contribué, le mythe collectif à l’écriture duquel il a participé et dans lequel son propre mythe a trouvé une place.
Une prise de distance suffisamment salutaire doit laisser la place à l’écriture d’une nouvelle page de son identité plurielle. Nos résultats montrent ainsi que la polarisation de l’identité individuelle par l’identité du collectif apparaît comme un frein au retour rapide à l’emploi durable : 70 % des partants dans ce cas ne sont que 20 % à avoir conservé l’emploi contracté au départ. Ce constat s’atténue trois années après le départ. De fait, la démarche de distanciation identitaire intentionnelle a offert, à terme, 50 % de chances supplémentaires de pérenniser l’emploi.
Pour autant, il ne s’agit pas de faire table rase du passé, mais plutôt d’opérer un « tri » entre les éléments temporaires de l’identité pour autrui, et les éléments permanents de l’identité pour soi. Ce qui implique que la transition soit pour certains une reconversion intégrale, et pour d’autres une simple bifurcation, voire une réplication de l’ancien métier : son système de valeurs associé à l’image dont l’individu est imprégné ; son cadre normatif et les habitus qui en résultent.
Un « module » d’accompagnement psychologique dématérialisé, peu coûteux, dédié au travail identitaire et au savoir devenir serait un début et un minimum. Car une ingénierie fine de l’humain en mutation, à la recherche du maintien de soi en mode-projet, implique une évolution profonde des logiques économiques d’accompagnement.
« Miser sur l’humain », comme cela est souvent mis en avant, suppose de replacer la personne et son projet professionnel au cœur des dispositifs, d’individualiser les prestations et les durées d’accompagnement, de donner à l’aide psychologique et aux consultants la place et l’autonomie nécessaires. Cela réclame de revoir les cahiers des charges des prestataires et la mesure de leurs résultats, au-delà des taux de reclassement.
Par exemple, le degré d’acceptation par l’individu du nouveau projet, le taux de concrétisation d’un projet validé, ou le retour à l’emploi durable offriraient de nouvelles bases d’accompagnement et d’appréciation.
Irréaliste vu l’état du marché du travail ? Trop coûteux pour la collectivité ? Comment répondre à ces questions autrement que par l’inertie ou le déni ? Tout est question de priorité !
Cette contribution s’appuie sur la thèse « S’extraire d’une identité de groupe à fort ascendant pour réussir sa transition professionnelle. Le cas de la reconversion des militaires » de Dominique Lecerf sous la direction d’Anne Loubès, soutenue le 30 octobre 2020.
Dominique Lecerf, Chercheur associé au laboratoire MRM/GRH, Université de Montpellier; Anne Loubès, Professeur des Universités, directrice de l’IAE Montpellier, Université de Montpellier et Claude Fabre, Maître de Conférences en Sciences de Gestion (spécialité ressources humaines), Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.