[LUM#18] Retour vers le futur des écosystèmes marins

En étudiant la faune océanique de la dernière période interglaciaire au large du Pérou, des scientifiques comprennent que l’écosystème dominé aujourd’hui par des anchois pourrait à l’avenir devenir le paradis des gobies. Des résultats qui renversent les projections des modèles océaniques.

© IRD – Arnaud Bertrand

Comment les espèces marines vont-elles s’adapter au changement climatique ? C’est une question d’autant plus cruciale pour les écologues que le milieu océanique est particulièrement affecté par le réchauffement. Outre l’augmentation de la température de l’eau, les océans font face aux changements de courants marins, à l’acidification de l’eau et à une baisse de la teneur en oxygène. Une étude publiée dans Science en janvier 2022 à laquelle a participé le laboratoire Marbec* apporte une prévision inédite sur la transformation de l’écosystème au large du Pérou d’ici la fin du siècle.

Grâce au courant de Humboldt, les côtes péruviennes sont une zone océanique très prolifique, les remontées d’eau froide amenant des quantités de nutriments depuis les profondeurs. Mais cette profusion de vie la rend d’autant plus fragile. Riche en matière organique, la zone est pauvre en oxygène à cause de l’activité intense des bactéries. Elle est même anoxique (sans oxygène) à partir de quelques dizaines de mètres sous la surface. Si certaines espèces sont coincées en surface, d’autres se sont adaptées, en remontant à la surface la nuit pour s’oxygéner. Mais si la concentration d’oxygène dans l’eau baisse encore à cause de l’augmentation de la température de l’eau, certaines espèces pourraient ne pas s’adapter. « Les scientifiques ont longtemps pensé que l’oxygène n’était pas un facteur clé dans l’évolution du milieu marin. Or dans certaines zones comme au large du Pérou, c’est le facteur limitant », explique Arnaud Bertrand coauteur de l’étude et écologue marin au laboratoire Marbec.

130 000 ans d’histoire marine

La question pour les chercheurs est donc d’anticiper comment, sous l’effet de l’augmentation de la température et de la baisse d’oxygène, l’écosystème pourrait évoluer. Globalement, les scientifiques s’attendent à ce que la taille des poissons diminue. « Pour des bêtes à sang froid, le métabolisme augmente avec la température. Des conditions plus chaudes et pauvres en oxygène privilégient donc des individus plus petits, qui ont besoin proportionnellement de moins d’énergie et d’oxygène puisque le volume des poissons diminue en moyenne plus vite que la taille », explique Arnaud Bertrand. Mais deux hypothèses restent possibles : soit les espèces vont rétrécir, soit de nouvelles espèces, plus petites, vont s’établir.

Dans le Pacifique sud-est, c’est la deuxième hypothèse qui est la bonne selon les résultats originaux publiés dans Science. Les chercheurs prévoient en effet que l’écosystème actuel caractérisé par l’abondance d’anchois pourrait basculer vers un nouvel état dominé par les gobies d’ici la fin du siècle. Pour s’en convaincre, ils ont étudié l’évolution marine à une échelle de temps géologique. Sous le leadership du paléobiologiste Renato Salvatteci, l’équipe internationale a pu reconstruire 130 000 ans de vie océanique à l’aide d’une carotte de fonds océanique de 5 mètres. Écailles, vertèbres… ont ainsi permis de connaître la diversité des espèces et de leur abondance au fil des millénaires.

Les chercheurs ont constaté que l’écosystème s’est transformé radicalement, en fonction de l’évolution des conditions environnementales (température et concentration en oxygène notamment). Durant la dernière période interglaciaire, il y a 125 000 ans, les températures et concentrations au Pérou étaient celles prédites pour la fin de notre siècle. L’écosystème était alors dominé non pas par des anchois, mais par de petits gobies. Selon toute vraisemblance, le basculement qui a eu lieu alors pourrait ainsi se reproduire. « C’est une découverte très importante. Aucun des modèles actuels n’est capable de prédire qu’un petit poisson actuellement négligeable dans l’écosystème peut devenir prépondérant », insiste Arnaud Bertrand.

Pour cette recherche, les scientifiques ont bénéficié d’un milieu remarquable : il est rare de pouvoir faire de la paléobiologie en milieu marin, qui en général n’offre pas les conditions de conservation nécessaires. Mais le milieu anoxique de la côte péruvienne a permis de conserver la matière organique des sédiments. « Cette carotte a ouvert une fenêtre sur les conditions abiotiques attendues à la fin du siècle », se réjouit le chercheur.

Un écosystème moins productif et moins divers

Le succès des gobies s’explique par leur petite taille (de l’ordre de quelques centimètres contre une dizaine pour les anchois) et leur meilleure résistance aux conditions anoxiques. Moins nutritifs et moins gras que les anchois, leur prédominance va modifier toute la chaine alimentaire, jusqu’aux oiseaux et aux mammifères marins, explique Arnaud Bertrand : « la population des espèces actuelles pourrait donc s’effondrer en faveur de nouvelles espèces, vraisemblablement vers un écosystème moins productif et moins divers ».

Pour la communauté scientifique, ces résultats sont précieux. « Il est très difficile de tester nos hypothèses sur l’évolution des populations de poissons par des observations récentes, car on ne peut savoir ce qui relève du réchauffement ou de la pêche », explique Arnaud Bertrand. En effet, la pêche contribue à diminuer la taille des espèces en prélevant les plus gros spécimens ; elle peut aussi conduire à un basculement vers des communautés de poissons plus petites. Par exemple, en Namibie, la surpêche de sardines dans les années 1970, a entrainé une modification de l’écosystème au profit des gobies et des méduses (Reporterre 16/03/2013). « Ce cas isolé qu’on prenait pour un cas particulier pourrait bien être valable pour les grands écosystèmes productifs », souligne le scientifique.


*Marbec (UM, IRD, CNRS, Ifremer)


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