Révolution sur les rails : comment le low cost défie le TGV traditionnel

En 2013 apparaît sur les rails Ouigo, la formule low cost du classique TGV. Censé relancer l’intérêt pour le train, cela crée également une nouvelle concurrence pour le TGV, devenu inOui. Quel impact de ce nouveau compétiteur sur le marché ferroviaire ?

Florent Laroche, Université Lumière Lyon 2 ; Patrice Bougette, Université Côte d’Azur et Thierry Blayac, Université de Montpellier

Crédits Freepik

Il y a peu de temps encore, l’offre ferroviaire à grande vitesse en France était totalement unifiée. Qu’ils soient vêtus d’orange ou de bleu atlantique, les TGV proposaient une offre de service identique, gérée par un opérateur unique : la SNCF. Grand changement le 2 avril 2013 : les rames bleu et rose estampillées « Ouigo » sont lancées à 300 km/h sur les rails, proposant des billets à bas coûts, avec pour contrepartie l’obligation de se présenter en gare à l’avance et de voyager avec des bagages en volume limité. Ce lancement intervenait alors que la fréquentation des TGV était en baisse, sous l’effet de la concurrence intermodale croissante du covoiturage (création de Blablacar en 2006) et de l’aérien low cost (EasyJet sur les liaisons nationales dès 2007). La loi Macron de 2015 allait par la suite ouvrir à la concurrence une nouvelle alternative modale low cost, les bus longue distance.

Un retour de la troisième classe qui ne dit pas son nom, selon Dominique Memmi, directrice de recherche en sciences sociales au CNRS ? Quoi qu’il en soit, Ouigo constitue un véritable succès dont Alain Krakovitch, patron de TGV-Intercités chez SNCF Voyageurs, se félicitait au mois de juin 2024, le qualifiant de « vrai tournant dans la grande vitesse française ».

D’ici 2027, le parc s’étendra de 38 à 50 rames, a-t-il annoncé durant la même conférence de presse, et l’ensemble des wagons sera rénové, avec l’installation de prises individuelles et le développement d’un nouveau design.

En 2017, le label inOui et la livrée carmillon ont commencé à s’appliquer à tous les TGV classiques. Et ce avec la promesse de « plus de confort, de services et de connectivité » : wifi, accès à la presse et à des films via une plate-forme accessible à bord, restauration à la place…

Le marché est désormais segmenté, sans même parler de l’arrivée plus récente de trains à grande vitesse Trenitalia entre Paris, Lyon et l’Italie, et de Renfe entre Lyon, Marseille et l’Espagne. Suffisamment segmenté pour s’adresser à des clientèles différentes ? Comment inOui est-il concurrencé par Ouigo et par les autres modes de transport ? Telle a été la question au cœur de notre travail de recherche récemment publié.

Comment apprécier le phénomène ?

Nous avons étudié cinq trajets depuis et vers Paris : Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nice et Bruxelles. Les données portent sur la période de septembre 2019 à mars 2020, avant la pandémie de Covid et l’arrivée de trains à grande vitesse étrangers sur le réseau, ce qui permet d’isoler notre cas d’étude d’éléments qui auraient pu perturber l’analyse. Nice et Toulouse ne sont que partiellement reliées à Paris par la grande vitesse : une partie des trajets s’effectue sur le réseau classique, et c’est vers ces destinations que la concurrence de l’aérien se fait le plus ressentir. La répartition train/avion y est d’environ moitié-moitié. Les données ont été collectées durant 13 mardis pour des réservations à J-7.

La concurrence dans le secteur des transports s’apprécie en particulier sur deux points : le prix des billets et la fréquence des trains. Concernant les prix, la SNCF pratique depuis les années 1990 le yield management, c’est-à-dire qu’elle tente de maximiser ses revenus en faisant varier les tarifs d’un même trajet selon différents critères comme le motif du déplacement (professionnel/loisir) ou la date de réservation, par exemple. La littérature montre que c’est une méthode particulièrement efficace dans les secteurs impliquant des coûts fixes élevés et où une forme de régulation s’exerce, comme dans le ferroviaire.

Plusieurs variables ont été prises en compte et comparées avec le prix au kilomètre en première et seconde classe des TGV inOui, ainsi que leur fréquence. Nous avons ainsi considéré es variables techniques relatives aux caractéristiques des trajets comme la distance, le temps de parcours ou la fréquence de l’offre par mode de transport ; des variables captant le degré de concurrence (calculé, pour les connaisseurs, à partir de l’indice de Herfindahl-Hirschman) de Ouigo ou d’autres modes de transport, ainsi que la qualité du service (ratio distance/temps) ; et enfin des variables touchant à l’environnement socio-économique : la part des voyageurs plutôt jeunes (15-29 ans) ou plutôt âgés (60-74 ans), la taille et les taux d’emploi des villes de destination.


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Une concurrence qui pèse sur les prix surtout en première classe ?

Les analyses menées révèlent quelques points saillants. En première classe, la distance a un effet négatif sur le prix au kilomètre : toute chose égale par ailleurs, plus la distance est importante, plus le prix au kilomètre diminue, ce qui était attendu. La présence d’une offre de trains low cost a également un effet négatif significatif, particulièrement en heures creuses, ce qui peut sembler plus surprenant pour la première classe. Cependant, ce sont des périodes où la première classe est déjà moins chère en raison du yield management pratiqué et de la volonté de la SNCF de remplir un maximum de sièges. La compagnie a de fait plutôt intérêt à remplir un fauteuil à moindre coût que de le laisser vide.

Plus la qualité de service est élevée, plus le prix l’est aussi : autrement dit, moins il y a d’arrêts intermédiaires, plus le prix au kilomètre s’élève. De même, plus la concurrence d’autres modes de transport est faible, plus le prix est élevé. Ce dernier augmente également, toutes choses égales par ailleurs, avec la taille des villes, mais décroît en revanche en présence d’une population relativement jeune dans les villes d’origine et de destination.

En seconde classe, on retrouve les mêmes effets de la distance ou de la présence d’une offre de trains low cost. En revanche, la concurrence des autres modes de transport n’a aucun effet significatif, cet effet se reportant sur la classe la moins remplie en période creuse, à savoir la première classe. Le taux de chômage est également significatif : plus celui-ci est élevé sur une origine-destination, plus le prix au kilomètre décroît. Ce qui signifierait que dans la détermination de ses tarifs en seconde classe, la SNCF tient compte des caractéristiques socio-économiques des populations des villes desservies. Les déterminants du prix sont ainsi en partie communs et en partie spécifiques entre les première et deuxième classes.

Sur la fréquence : substitution ou compensation ?

En ce qui concerne la fréquence des TGV inOui, celle-ci est logiquement moindre sur les longues distances et lorsque le temps de trajet est élevé. Au-delà de trois heures, moins de trains sont proposés, ce qui peut laisser place à d’autres modes de transport. Néanmoins, nous observons que la fréquence des inOui augmente lorsque celle des bus, du covoiturage ou des Ouigo augmente également sur les marchés les plus dynamiques. Seul l’aérien low cost a un effet négatif significatif sur l’offre. Dans les premiers cas, il s’agirait d’une complémentarité entre les modes, notamment lorsque l’offre dominante inOui est insuffisante pour répondre à l’ensemble de la demande de transport ; avec l’avion, on observe à l’inverse un mécanisme de substitution.

Du côté des variables sociodémographiques, la fréquence des TGV inOui décroît avec la taille des villes et la part de jeunes, plus enclins à se tourner vers des alternatives. Elle augmente en revanche avec la part de seniors, témoignant de l’attachement de cette catégorie de population aux TGV traditionnels.

Pour conclure, on observe une concurrence limitée entre les services Ouigo et inOui, ce qui s’explique en grande partie par une répartition stratégique des trains tout au long de la journée. Les trains inOui sont programmés de préférence durant les périodes de pointe, les plus rémunératrices pour la SNCF grâce aux voyages des professionnels moins sensibles aux prix, tandis que les trains Ouigo sont positionnés durant les périodes creuses, où les voyageurs de loisirs sont plus attentifs aux tarifs. Ce système a pour vertu de limiter la substitution entre les deux offres. S’il permet au plus grand nombre de voyager au prix qui leur convient, il faut parfois accepter de partir à un horaire moins arrangeant, ce qui répartit mieux la demande sur la journée et remplit davantage l’ensemble des trains, au plus grand profit du transporteur.

Florent Laroche, Maître de conférence en économie, Université Lumière Lyon 2 ; Patrice Bougette, Professeur d’économie, CNRS, GREDEG, Université Côte d’Azur et Thierry Blayac, Professeur d’Economie, Centre d’Economie de l’Environnement de Montpellier (CEE-M), Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.