Erika Burioli : Mystérieux cancers transmissibles chez la moule
Erika Burioli travaille sur des cellules cancéreuses capables de se diffuser dans l’environnement et d’infecter des organismes étrangers. La chercheuse au laboratoire Interactions Hôtes-Pathogènes-Environnements (IHPE) a obtenu une bourse european research council (ERC) en septembre 2023 pour poursuivre ses travaux sur les bivalves.
Étudier une maladie transmissible chez la moule, les esprits mal placés pourraient y trouver matière à raillerie. Erika Burioli prend, elle, son sujet très au sérieux. Et pour cause. Les cancers transmissibles chez les bivalves ouvrent des pistes prometteuses sur la compréhension des cellules cancéreuses. Tellement prometteuses que la chercheuse du laboratoire Interactions Hôtes-Pathogènes-Environnements (IHPE) a obtenu une ERC d’un montant de 1,5 million en septembre 2023. « Les cancers transmissibles sont des entités biologiques étonnantes. Les cellules impliquées sont capables de franchir les barrières de l’hôte pour se propager d’un animal à l’autre, en se jouant de son système immunitaire », explique Erika Burioli qui étudie ces cancers chez les bivalves.
Les cancers transmissibles existent aussi – bien que très rarement – chez les mammifères. « Nous connaissons le devil facial tumor qui a provoqué le déclin massif des populations de diables de Tasmanie ces cinquante dernières années et, chez le chien, le canine transmissible venereal tumor. Ce dernier, apparu il y a plus de 4 000 ans, est aujourd’hui répandu dans le monde entier », raconte la biologiste. Cette longévité des lignées de cellules cancéreuses transmissibles reste un mystère. Sans reproduction sexuée connue, ces cellules se multiplient par reproduction clonale qui devrait entrainer progressivement une accumulation de mutations délétères et conduire à l’extinction de ces lignées.
L’hypothèse – qui fait l’objet du projet Hypercan pour lequel Erika Burioli a reçu un financement ERC – est que la persistance des lignées est favorisée par des mécanismes d’hyperploïdisation des cellules cancéreuses, autrement dit des cellules avec plusieurs chromosomes en trop comparés à une cellule diploïde normale. Jusqu’à 10 fois plus de copies d’ADN ! « Une richesse en copies d’ADN qui permettrait de limiter l’effet des mutations délétères et génèrerait de la diversité génétique », explique la chercheuse.
Par hasard
Ce n’est qu’en 2015, que le premier cancer transmissible chez les bivalves a été découvert par le chercheur américain Michael Metzger du Pacific Northwest Institute de Seattle (La transmission de cancers chez les créatures marines préoccupe les scientifiques, Geo, 2019/11). Depuis, sept autres lignées cancéreuses transmissibles ont été identifiées chez les bivalves, dont celles qui infectent les moules marines du genre Mytilus, que Erika Burioli a trouvées par hasard en travaillant sur les maladies des élevages. La chercheuse a en effet commencé sa carrière scientifique à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Bologne où sa thèse portait sur les épidémies dans les élevages ostréicoles.
Une recherche appliquée qu’elle poursuit en post-doctorat au laboratoire Labeo de Caen en 2017, où un jour un mytiliculteur lui apporte des échantillons de son élevage décimé. Après les avoir étudiés de près, elle diagnostique la présence d’un cancer, une sorte de leucémie, avec les caractéristiques d’une maladie infectieuse puisque plusieurs échantillons et zones d’élevage sont touchés. Grâce à une collaboration avec Nicolas Bierne de l’Isem et Michael Metzger, et des analyses génétiques, elle démontre le caractère transmissible de cette lignée cancéreuse chez la moule. L’occasion pour la post-doctorante de rejoindre en 2019 le laboratoire IHPE de Montpellier pour le projet ANR Transcan, afin d’étudier les caractéristiques phénotypiques et l’épidémiologie de ces cancers.
L’étude de ces lignées cancéreuses se révèle pleine de surprises. Leur capacité de survie d’abord : elles restent en vie pendant plus de trois jours en eau de mer, ce qui est long pour une cellule isolée. Cette résistance permet la propagation de lignées présentes de l’Amérique du Sud à l’Extrême-Orient. Leur grande vitesse de prolifération ensuite, « qui est plus proche de celle d’un micro-parasite que de celle des tumeurs connues », pointe la scientifique. Ces cellules cancéreuses sont aussi capables de manipuler leur hôte puisqu’elles ont un effet castrateur dans l’organisme infecté, dès les premiers stades d’infection, « vraisemblablement pour récupérer le maximum de ressources pour proliférer, ressources qui sinon seraient allouées à la reproduction », raconte Erika Burioli.
Fusion cellule-cellule
« Ce qui m’intrigue aujourd’hui ce sont les mécanismes évolutifs qui se produisent chez ces lignées, capables de persister si longtemps dans les populations d’hôtes ». Grâce à un financement Muse « Tremplin ERC » qui lui a permis de travailler avec un étudiant en master, elle a montré que ces cellules ont une forte propension à la fusion cellule-cellule, qui explique en partie l’hyperploïdie. Cette découverte est importante car elle intéresse aussi la recherche sur les cancers humains, notamment parce que de nombreuses tumeurs sont elles aussi hyperploïdes. Ce phénomène reste difficile à étudier chez l’humain. « Chez le cancer transmissible des moules, il sera plus facile de mettre en lumière les mécanismes qui conduisent à l’hyperploïdie, de suivre l’évolution du génome et donc de comprendre les mécanismes évolutifs en jeux. Il s’agit donc d’un modèle très prometteur pour pouvoir étudier l’évolution des cancers », explique celle qui s’apprête à lancer son projet.
Avec le financement de l’ERC, Erika Burioli va monter une équipe en recrutant un assistant ingénieur, deux post-doc et un thésard, mais aussi consacrer du temps à nourrir des collaborations nationales et internationales. « Je vais continuer à travailler avec Nicolas Bierne et Michael Metzger, mais aussi avec Elizabeth Murchison de l’Université de Cambridge, qui étudie le cancer transmissible chez le chien et chez le diable de Tasmanie », souligne celle qui s’est progressivement éloignée de la recherche appliquée pour se plonger dans une recherche fondamentale qui recèle décidément bien des mystères.