Georges Frêche, un lundi dans l’amphi A
Le 22 octobre dernier, l’Université de Montpellier et la Faculté de Droit et Science politique plus particulièrement, rendait hommage au Professeur Georges Frêche disparu il y a dix ans. Retour sur le parcours d’un personnage universitaire et politique hors normes qui n’attendit pas la postérité pour bâtir sa propre légende.
« J’étais son étudiant, nous étions à la fin des années 70 et c’était une époque bénie » se souvient Claude Cougnenc, président de l’association des amis de Georges Frêche. Les rapports avec lui étaient très directs. Dans l’amphi, nous l’interpellions directement, il y avait de la friction parce qu’il avait du mal à accepter la contradiction. » Une friction qui n’empêchera pas le professeur d’embarquer son étudiant dans une aventure politique qui durera plus de trente ans, faisant de lui son ami et plus fidèle collaborateur.
Etudiants, collègues universitaires, compagnons politiques et souvent les trois à la fois, ils sont nombreux dans la salle des Actes, ce jeudi 22 octobre, à convoquer avec nostalgie le souvenir des cours du lundi dans l’amphi A. Moins pour leur passion de l’histoire du droit que pour la mémoire d’un professeur « hors-normes » selon les termes de Michel Miaille qui partagea ses cours avec lui dans les années 80 et 90. « On écrivait nos questions sur des petits mots qu’on se faisait passer de main en main et Georges Frêche répondait, raconte Hussein Bourgi, aujourd’hui sénateur de l’Hérault. Il abordait tous les sujets de société sans tabou, le préservatif, l’IVG, la laïcité, le port du voile… »
« Rien de plus con qu’un spécialiste »
Dix ans plus tard, c’est encore avec émotion que Carine Jallamion, son ancienne assistante aujourd’hui vice-doyenne de la Faculté de Droit, évoque ces moments. « Il nous disait sans cesse qu’un bon étudiant doit savoir des choses sur tout. « Il n’y a rien de plus con qu’un spécialiste » s’amusait-il à répéter dans son langage fleuri. Il n’aimait pas les purs savants qui à ses yeux n’avaient aucune expérience pratique. » Il ne manquait jamais d’ailleurs une occasion d’en faire la démonstration lors de grands exposés improvisés sur des thèmes choisis par ses étudiants. « Il aimait transmettre, il ne pouvait pas s’en passer. Transmettre sa vision du monde en tant que maire, en tant que professeur. Il mélangeait ces deux expériences sans aucune langue de bois. »
Sans langue de bois, mais avec une férocité qu’aucun de ses anciens étudiants n’oseraient taire, « il aimait faire un peu peur et pouvait vous assassiner en une phrase tout en admettant la riposte. Il pouvait même en rire » poursuit la vice-doyenne. Georges Frêche c’était aussi l’art de ne laisser à personne d’autre le soin d’écrire sa légende, « quitte à nous raconter aussi des histoires qui n’étaient absolument pas crédibles mais tellement drôles. Il nous disait qu’il avait été danseur au Moulin Rouge avec Line Renaud pour payer ses études ! » Une fantaisie qui n’enlevait rien au talent de celui que le professeur Michel Miaille compare à un « Socrate moderne qui savait impliquer les étudiants dans la construction du savoir ».
« Cette faculté a beaucoup compté pour lui et de toutes les cérémonies organisées en son honneur cette année c’est celle que Georges Frêche aurait préféré » ajoute Hussein Bourgi. « C’est grâce à elle qu’il a contracté ce mariage d’amour avec Montpellier. Grâce à elle qu’il a rencontré Claudine, son épouse, et beaucoup de ses compagnons en politique, Claude Cougnenc, Christine Lazerges, Paul Alliès. Et ses opposants aussi, Olivier Dugrip au premier rang. » Le doyen de la faculté de droit Guylain Clamour, à l’époque assistant du doyen Dugrip, n’a pas oublié les passes d’armes entre les deux rivaux : « Il était passionné et combattif et des combats il y en eu […] mais si ces deux hommes se sont largement opposés dans cette université et en politique, ils avaient tous les deux une hauteur de vue suffisante pour se considérer avec respect et considération. »
« Itinéraire d’un provincial atypique »
Originaire de Puylaurens dans le Tarn, c’est à la ville de Toulouse que Georges Frêche avait initialement prévu de sceller son destin. Il y effectue ses études secondaires, fait sa classe préparatoire au lycée Joffre de Montpellier avant de gagner Paris où en plus d’un parcours intellectuel sans faute, il mènera, selon l’expression de Michel Miaille, « l’itinéraire d’un provincial atypique ». Reçu à la prestigieuse Ecole pratique des hautes études, il enchaîne en 1961 avec la célèbre HEC dont il gardera « un goût du concret, de l’entreprise et du développement. »
Tournant le dos à une prometteuse carrière de chef d’entreprise, il entame un double cursus universitaire en droit et en histoire à la Sorbonne et à la faculté de droit de Paris, dont il sortira diplômé de deux doctorats en 1969. Un parcours parisien qui n’entame en rien son enracinement régional puisque sa thèse d’histoire portera sur Puylaurens en Languedoc, une ville huguenote de l’Edit de Nantes aux cents jours, et sa thèse de droit sur Toulouse et la région Midi-Pyrénées aux temps des Lumières. « Ainsi le parisien d’adoption ne cessait d’être un languedocien de cœur et d’esprit » poursuit son ancien confrère.
Un paradoxe qui le caractérisera toute sa vie. Un provincial à la reconnaissance internationale devenu chevalier des Palmes Académiques, commandeur du Mérite Allemand, Espagnol, et de l’ordre national hellénique sans oublier son titre de docteur Honoris Causa de l’université de Kingston. « Les pieds dans la glaise et la tête dans les étoiles comme il aimait à le dire. Un professeur d’histoire du droit qui citait Lao Tse, un homme des Lumières qui admirait Machiavel » conclut le professeur.
« Droit et médecine, les deux jambes de Montpellier »
Retour en 69. Après avoir ajouté à son brillant palmarès une agrégation de droit public et sciences politiques, Georges Frêche choisit un poste à l’université de Toulouse. Déjà, la politique est entrée dans la vie de ce jeune maoïste et il avouera quelques années plus tard « avoir choisi cette faculté, parce que, déjà, je voulais en briguer la mairie ». Pour autant le poste à Toulouse lui est finalement refusé et c’est en 1970 qu’il obtient la création d’un poste à Montpellier. Une ville qu’il ne quittera plus.
Élu maire sept ans plus tard seulement, il n’aura de cesse de propulser Montpellier au rang des grandes métropoles. « Pour lui, Montpellier avait deux jambes, le droit et la médecine. C’est de là que devait partir le développement international de la ville » explique Hussein Bourgi.
Pour Philippe Augé, président de l’Université de Montpellier, « C’est autour du savoir que le visionnaire Georges Frêche a construit le développement de Montpellier et on ne peut que constater aujourd’hui avec quel équilibre et quelle harmonie il a su le faire. Développant la médecine au nord en envisageant déjà le déménagement de la faculté de médecine, l’économie au Sud avec Richter et les sciences à l’Ouest avec la perspective du pôle chimie Balard que nous avons inauguré il y a deux ans. »
Devenu président de région en 2004, Georges Frêche fit de la réunification des universités un de ses grands projets, « au prix de nombreuses hallebardes avec les présidents d’université » se souvient Philippe Augé. C’est également lui qui décrochera le financement de l’Opération campus, « pas parce que son projet était meilleur que les autres mais parce qu’il n’hésitait pas à s’engager, promettant 50 centimes là où l’État mettrait 1 euro. Il fût un grand bâtisseur. » Des projets à sa mesure qui ne l’empêchèrent jamais de revenir dans son amphi A, chaque lundi. C’est au printemps 2007 qu’il y donna son dernier cours. Ce jour-là Guylain Clamour, au fond d’une salle bondée, entendit ses mots prononcés d’une voix tremblante d’émotion : « Pendant des années, parce que j’avais des jeunes autour de moi, j’ai pensé que j’étais jeune. »