Tania Li : anthropologie et justice sociale
A Montpellier pour dix mois dans le cadre du programme Mak’It, l’anthropologue Tania Li de l’Université de Toronto fait dialoguer ses travaux sur la justice sociale et environnementale en Indonésie avec ceux de ses collègues français du laboratoire SENS en Afrique de l’Ouest au Mexique et à Myanmar.
Tout au long de sa carrière Tania Li a concentré ses recherches sur les questions de justice sociale. L’anthropologue de l’Université de Toronto se réjouie d’avoir pu consacrer du temps en 2023 à la vulgarisation de ses travaux. Elle a ainsi écrit plusieurs articles grand public sous la houlette d’un ami journaliste spécialiste en environnement, dans lesquelles elle n’hésite pas à pointer l’impunité des grandes plantations de palmier à huile avec la complicité d’une partie du pouvoir. « Je suis une chercheuse établie, je peux me permettre de faire ça », constate-elle.
Pour nous parler de sa production scientifique, la chercheuse jalonne son travail de trois livres majeurs de sa bibliographie. Son dernier livre « Plantation Life: Corporate Occupation in Indonesia’s Oil Palm Zone » s’intéresse justement à la vie des Indonésiens dans les régions des grandes plantations industrielles. Depuis 25 ans, l’État indonésien a donné en concession aux compagnies de production d’huile de palme près d’un tiers de la surface agricole du pays. « Avec des collègues indonésiens et indonésiennes et de nombreux étudiants et étudiantes, nous avons mené un large travail ethnographique pour comprendre la vie dans ces zones s », explique Tania Li. Une vie « sous l’occupation des grandes plantations privées » où les droits, les pratiques politiques, l’environnement sont dominés par la présence de ces dernières. « La collaboration des autorités avec les compagnies privées est explicite avec des équipes dédiées de facilitateurs », souligne la chercheuse.
Critique du développement
Les précédents ouvrages de Tanya Li sont aussi consacrées à l’Indonésie rurale. « L’anthropologie est un tel investissement dans la culture, la langue, les réseaux locaux… que quand on commence son terrain quelque part, on y reste. » Née à Singapour, des « circonstances familiales » la ramènent là pour faire sa thèse au début des années 1980, alors qu’elle est étudiante à l’Université de Cambridge. Puis elle se tourne vers les campagnes indonésiennes lorsqu’elle débute son post-doctorat en 1989, pour combler un manque : « L’attention scientifique et médiatique se porte surtout sur la population urbaine. Pourtant, entre 1990 et 2020 la population rurale en Asie du sud-est a augmenté de 30 millions ! »
Son ouvrage de référence « The Will to Improve: Governmentality, Development, and the Practice of Politics », publié en 2007, est une étude critique du développement (voir la version française). Sur 200 ans, l’anthropologue y explore les politiques de développement de l’époque colonial à nos jours. « Je m’intéresse à cette normalisation de l’intervention dans la vie des gens, du diagnostic de leurs problèmes aux solutions à y apporter. » Son travail suscite le débat au sein des organisations internationales de développement. « Il vient aussi questionner les ONG locales : qu’est ce qui dans leurs méthodes les différencie des autres prescripteurs de solutions », souligne-t-elle.
Paysans et marché global
Sa réflexion critique se focalise ensuite, avec la sortie en 2014 de son ouvrage « Land’s End: Capitalist Relations on an Indigenous Frontier », sur le présupposé que les petits paysans seraient réticents à rentrer dans l’agriculture de marché. « L’incompréhension des dynamiques économiques est marquée là encore par l’héritage colonial. A cette époque, la résistance passive des paysans qui ne livrent pas les produits attendus est traduite par les uns comme un manque de sens entrepreneurial et par les autres comme un refus du capitalisme. Il s’agit en fait d’une réponse à la misère des prix imposé par l’occupant hollandais », analyse la chercheuse. Dans son ouvrage Land’sEnd elle suit alors les parcours de paysans contemporains qui se lancent dans la culture de cacao. Si ces derniers sont volontaires pour entrer sur le marché mondial, ils n’anticipent pas la différenciation sociale violente qui va avec : « certains vont gagner et certains vont perdre ! »
A Montpellier pour dix mois grâce à une bourse du French institutes for advanced study (FIAS) en collaboration avec Mak’It, Tania Li collabore avec le laboratoire Sens pour explorer les revendications de justice sociale et environnementale dans les pays du Sud. « Ces concepts de justice sociale et environnementale reposent sur des théories supposées universelles. Or ce qui est perçu comme une injustice, les recours possibles au droit, les réponses des gouvernements, tout cela dépend évidemment du contexte », explique l’anthropologue. « Un projet magnifique » qui donnera lieu à un colloque du 24 au 26 avril 2024 à Montpellier.